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I

L’échec de la culture morale est certain et le progrès moral ne suit pas le progrès intellectuel. On ne fait pas une semblable constatation sans tristesse, sans la vouloir contrôler avec le secret espoir qu’elle ne sera pas confirmée. Beaucoup de médecins, qui depuis longtemps comme nous connaissent la Gascogne, beaucoup de vieux maîtres, qui peuvent comparer les générations d’autrefois à celles d’aujourd’hui, ont été consultés, et tous, gens d’ailleurs de contraire avis en bien des choses, en politique et en religion par exemple, ont été unanimes à s’accorder sur ce point avec nous. Peut-être sommes-nous des observateurs que l’âge a rendus trop sensibles au charme du passé. Mais voici des éducateurs qui mettent dans leur effort l’enthousiasme de leur jeunesse. Ils sentent eux aussi que les âmes ne répondent pas. L’enseignement ne dépasse pas le livre et le cahier, il ne traverse pas le plan de l’intelligence pour atteindre des régions plus profondes d’où il ressortirait sous forme de vie morale. Nous avons reçu à ce sujet plus d’une confidence. C’est donc qu’il y a quelque chose.

Un autre mode d’investigation est possible quand, par suite de circonstances particulières, on connaît l’histoire intime d’un certain nombre de famille paysannes depuis la Révolution jusqu’à nos jours, familles restées fidèles à la charrue, dans les mêmes maisons, sur les mêmes champs. Cette histoire est faite d’événemens très petits, années bonnes ou mauvaises, prospérité ou menaces de ruine, maladies, infirmités, mort précoce des parens, un fils qui part au régiment, une fille qui devient enceinte, des dettes lourdes, des partages, un procès, humbles choses qui forment la trame grossière de vies obscures. Mais cette trame s’éclaire, si l’on voit le problème moral qui s’est posé sur chaque fil avec la solution qu’il a reçue, et l’évolution même de l’âme paysanne s’y révèle alors dans une légère broderie dont une petite fleur vient parfois relever le dessin.

En 1832, le notaire du village, dont j’ai quelques raisons de savoir les secrets, recevait d’un conscrit mourant à l’hôpital de Bayonne une lettre où il était dit : « Avec mon argent vous achèterez un jardin à M. le curé. Il a toujours été bon pour moi.