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que l’âme paysanne n’était pas touchée, restait étrangère. Cependant, quelques jours après, le hasard amène devant moi un couple de paysans, qui de fort loin étaient allés entendre les chansons. Je cherche l’impression. L’homme gauchement, longuement, en français, me dit des banalités. Impatientée, la femme l’interrompt, et laissant en patois éclater son âme : « Jou, moussu, bons baou tout dizé : à la cansoun dou boué, ma calut ploura. Moi, monsieur, je vais tout vous dire : à la chanson du bouvier, il m’a fallu pleurer. »

A la vérité, il n’est pas facile de distinguer la limite exacte, qui sépare l’intelligence et l’instinct, dans les régions intermédiaires, où se diffuse et s’estompe une indécise clarté qui participe de deux foyers. Il y a apparence que nous méconnaissons souvent le rôle de l’instinct. Comme c’est l’intelligence, qui fait après coup le départ de ce qui s’est passé, elle incline à s’attribuer des mérites qu’elle n’a pas eus. L’erreur est d’autant plus facile que l’instinct trace le schéma dans un éclair et donne le premier branle, mais l’intelligence accourt aussitôt pour soutenir le mouvement et se charger des détails. Injuste pour l’instinct, l’intelligence lui cause encore un autre dommage dont les conséquences nous touchent. Elle le gêne et le paralyse. L’instinct redoute son éclat comme certaines fleurs de nos parterres celui du soleil. Il aime l’ombre des régions subliminales de l’âme où il se réfugie, et, quand la pleine lumière l’y vient saisir, il se dissipe et s’évanouit. C’est une force qui se dissout, en prenant conscience d’elle-même.

Ainsi meurent sous nos yeux bien des choses où l’optimisme s’était arrêté et concrète pour faire de la vie. Ainsi s’en va peu à peu l’âme paysanne, qui aimait la terre, malgré ses trahisons et la famille nombreuse, malgré ses charges, à mesure qu’on lui apprend de quelles ignorances elle était faite, comme tombe la maîtrise créatrice de l’ouvrier quand on transforme en technique scientifique les tours de main qui lui venaient de son enthousiasme et de sa foi. L’inspiration de l’artiste s’éteint, s’il éclaire d’une lumière trop vive les sources cachées d’où elle jaillissait, et Chantecler ne continue de chanter que parce qu’il continue de croire, malgré la cruelle expérience d’une tendre aventure, que son chant éveille l’Aurore et sera peut-être un jour vainqueur de la nuit.

Nous sommes optimiste parce que nous sentons autour de