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lui a fait soudain apercevoir l’autre côté des choses : elle a pris la vie en horreur et le monde en haine. Tel est le personnage qui va être, non pas seulement le centre de la pièce, mais toute la pièce. C’est elle, la jeune fille ardente et terrible, qui sera sans cesse en scène ; c’est elle dont nous aurons sans cesse sous les yeux le visage courroucé et pareil à un vivant reproche, elle dont nous entendrons sans répit et sans repos la lamentation furieuse et menaçante.

Ivain annonce à sa sœur que sa mère va venir, et qu’il est impossible de ne pas la recevoir, et de ne pas lui faire bon visage, comme doivent faire des enfans à leur mère. Mme Dagon viendra, mais Pierre Dagon, le mari, le second mari, viendra-t-il lui aussi ? C’est la question qui se présente aussitôt à l’esprit d’Aude et qu’elle pose avec une curiosité angoissée. Celui-là, elle ne veut pas le recevoir. Celui-là, ce serait une audace intolérable qu’il osât se montrer, et une profanation qu’il pénétrât dans cette demeure. L’attitude d’Aude est singulière, tout à fait singulière, étrange, tout à fait étrange, horrible most horrible. Aude laisse entendre des choses effroyables, avec un air dément et des yeux fous. Est-elle en possession d’un secret abominable, d’un de ces secrets qui font se dresser les cheveux sur la tête et le sang se glacer dans les veines ? Est-elle seulement égarée et hors d’elle-même ?

Arrivée de la mère. Ivain la reçoit à bras ouverts, comme une mère qu’on a vue la veille. Nous nous y attendions et nous n’étions pas inquiets. Mais comment cela va-t-il se passer avec Aude ? Cela se passe très mal ; et je me reprocherais de le dire avec un semblant d’ironie, car ici le dialogue est magnifique. La mère est en proie à une douleur sincère, la plus vraie, la plus humaine qui se puisse imaginer, puisque c’est la douleur d’une mère qui souffre d’être traitée par sa fille en ennemie. Elle cherche les argumens les plus frappans, les mots les plus touchans ; et elle les trouve. Nous sentons passer ici quelque chose d’antique, en effet, un ressouvenir de ces lois éternelles, que nul législateur n’a eu besoin de formuler, et qui sont inscrites au fond des consciences. Mais toute cette éloquence, la vraie éloquence, celle qui vient du cœur, est sans effet. Elle se heurte à une résistance obstinée, invincible. Elle échoue contre un obstacle qu’on ne nous révèle pas encore, mais que nous commençons à soupçonner. Aude parle d’un miroir où elle a vu l’image de l’empoisonneur en train de laver ses mains pâles. Elle ne précise pas autrement et le vague qui continue d’envelopper l’horrible chose, a pour effet d’en augmenter l’horreur. La vision d’un crime hante le cerveau malade de la jeune fille. Mais est-ce une vision réelle ? Est-ce une hallucination ?