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quel fut le sentiment le plus fort : ou de l’attachement à tout ce que j’aime ou de l’ambition jointe à la délicatesse des principes d’honneur. La raison eut cependant le dessus et la balance se décida bien vite pour le dernier… Prendre patience, faire mon devoir… » Quitter Rochambeau lui était une peine de plus : « Je ne saurais jamais assez répéter et exprimer le chagrin que la séparation de mon digne et respectable général m’a coûté ; j’y perds plus que qui que ce soit dans l’armée… Attentif comme l’étais à tous ses récits de batailles, de marches, de positions choisies, de sièges, enfin en tous genres de matières relatives au métier, j’ai toujours tâché de tirer profit de ses conversations si instructives… Il faut me résigner. »

C’est donc, à nouveau, la vie à bord, sur ces maudits « sabots, » un sabot de grande taille cette fois, le Brave de 74 canons, « doublé en cuivre tout nouvellement, » triste séjour néanmoins par mauvais temps et même en tout temps : « On ne se fait pas idée de la grosseur de la mer, du bruit et de la hauteur des vagues ; le tangage et les roulis étaient d’une force à ne pas pouvoir se tenir debout et les vaisseaux paraissaient quelquefois être engloutis dans la mer, et, l’instant d’après, n’y toucher que par un petit bout de la quille. Quel vilain élément ! combien nous autres, troupes de terre, le détestons tous ! Le bruit lugubre des mats, les crics-cracs du vaisseau, les mouvemens terribles par à-coups, qui soulèvent, et auxquels nous ne sommes pas du tout accoutumés, la gêne perpétuelle que se causent quarante-cinq officiers dont quarante n’ont pas d’autre endroit de refuge qu’une même chambre pour tous, les figures tristes de ceux qui sont malades de la mer… la malpropreté, l’ennui, l’idée d’être enfermés dans un sabot, comme dans une prison d’Etat… tout cela n’est qu’une partie de la fâcheuse existence d’un officier de terre, même à bord d’un vaisseau de guerre… Prenons courage. » (29 décembre 1782.)

Peu de distractions. On rencontre un négrier, sous pavillon autrichien, spectacle « abominable et cruel, » avec « cette chaîne de fer qui traverse d’un bout à l’autre et à laquelle les nègres sont tous attachés deux par deux. » Le capitaine qui est Bordelais salue le pavillon de guerre de son pays « par trois : Vive le Roi ! » On lui fait par signaux une réponse que je n’ose transcrire. Nul ne sait où l’on va : « Voguons, » dit avec philosophie Closen.