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réputation de la nation la plus formidable, c’est-à-dire de celle qui unit à la guerre le plus de force à plus d’intelligence. »

Voici comment Joseph de Maistre résumait son jugement sur la campagne de 1812 : « Cette expédition de Russie est inconcevable. Partis de Paris pour venir brûler ou faire brûler Moscou, on a peine à le croire même après l’événement. Le reste a tenu à rien… Le vieux Caton disait, il y a plus de 2 000 ans : Il y a deux choses dont les Gaulois se sont toujours piqués : bien parler et bien combattre. Rien n’a changé. » On croit que l’écrivain va donner ensuite son jugement sur la Russie, mais il se borne à ces deux lignes, qui suffisent d’ailleurs pour faire connaître ce qu’il pense : « On dirait bien encore une autre chose sur une autre nation qui prouverait de même que rien ne change ; mais au moment où j’allais l’écrire, je l’ai oublié. »

Après ce mémoire important, il est curieux de revoir rapidement les impressions du comte de Maistre qui lui avaient échappé au cours de sa correspondance diplomatique Le 17 juillet 1812, il croyait que « le grand diable » avait manqué son premier coup et qu’il s’apprêtait à en frapper un plus fort Les sanglantes péripéties de la bataille de Borodino l’avaient profondément ému. Il se demandait, le 15 septembre, si la Russie pourrait échapper à une catastrophe et trouvait que les généraux opposés à Napoléon n’avaient guère plus d’esprit qu’un canon. Il regrettait de rencontrer chez le Tsar autant d’estime pour la science et la supériorité de l’Empereur et aurait voulu qu’Alexandre arrachât de son esprit le jugement fatal qu’à l’exemple de Napoléon, tout souverain doit faire la guerre en personne. Le Tsar lui paraissait en outre mal secondé. Joseph de Maistre critiquait vivement le général de Pruhl, puis Benningsen, Barclay de Tolly et Kutusov. Ce n’est qu’après l’incendie de Moscou, dont il accuse Rostopchine, et la vue d’une résistance opiniâtre chez les Russes, qu’il commence à reprendre confiance et qu’il dit alors de Napoléon : « Il a cru faire peur à l’empereur de Russie qu’il a trop étudié à Tilsit et à Erfurt et le faire reculer sans coup férir, il s’est trompé ; il a cru en traversant le Niémen, pendant les négociations, couper quelques corps et s’emparer de quelques magasins, il s’est trompé ; il a cru terminer la guerre par une bataille, il s’est trompé ; il a cru empêcher la jonction des deux armées, il s’est trompé ; il