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ne crois pas qu’aucune d’elles, — et je le dis, sauf erreur, — ait eu un grand nombre de représentations. Mais c’est le sort commun des pièces qui s’adressent aux délicats et passent un peu au-dessus de la foule.

M. de Curel est d’abord et incontestablement un homme de théâtre. On lui a souvent objecté que ses sujets étaient des sujets de romans plutôt que de pièces de théâtre et qu’il eût mieux fait de les traiter sous forme de romans. On ignore qu’il avait commencé jadis par écrire des romans, et que ces romans diffus et obscurs étaient parfaitement illisibles ; il a bien fait de renoncer à un genre qui ne lui convenait pas : il a besoin de la discipline du théâtre, qui le force à condenser sa pensée, à ramasser ses effets. Il excelle, dès le début d’une pièce, à poser la situation, nettement, vigoureusement : il sait lancer le drame à toute allure. Il n’hésite pas à pousser une situation jusqu’au bout. Il a des scènes d’une hardiesse surprenante où tout de suite il empoigne son auditeur et, sans souci de ses résistances, le mène où il veut. Il a le goût des idées, et je ne crois pas qu’il ait jamais écrit une pièce pour écrire une pièce, mais chaque fois il a cru qu’il avait quelque chose à dire. Il s’est attaqué aux problèmes les plus ardus de la philosophie, et, la philosophie ne lui suffisant pas, il y a ajouté la sociologie. Dans la Nouvelle Idole il a secoué énergiquement ce moderne fantôme à effrayer les gens : la Science. Dans le Repas du lion, il a mis à la scène non pas un socialiste, ni des socialistes, mais le Socialisme. Il prend volontiers pour personnage principal un être de raison, une entité. Dans la Fille Sauvage, son héroïne c’était l’Humanité, à moins que ce ne fût la Civilisation. Dans l’audacieux raccourci d’une soirée il faisait tenir toute l’histoire de l’humanité, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Tout à la fois il exposait l’œuvre de la civilisation et il lui faisait son procès. Trop est trop ; c’est le défaut chez M. de Curel qu’il ne fait pas bien le départ entre l’originalité et la singularité et ne sait pas s’arrêter au point au-delà duquel un public même lettré, même délicat, même raffiné, se lasse et se décourage. Autant que les questions de philosophie générale, les problèmes d’une psychologie aiguë le tentent. Dans l’Envers d’une sainte, il mettait à la scène une femme qui, s’étant enfermée dans un couvent, y avait enfermé avec elle sa jalousie et l’avait conservée intacte pendant des années, n’ayant pas eu ce divertissement de la vie mondaine qui chaque jour use un peu nos passions et, comme un fleuve qui ronge le rivage, emporte un peu de notre sensibilité, de notre personnalité, un peu de nous. C’est, sans contestation possible, un des plus pénétrans