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contre Mme de Stein avec cette pétulance, et, jusqu’à un certain point, ce succès, cela démontre surtout, à notre avis, que la physionomie morale de la baronne n’a pas encore été tracée par ses historiens avec une précision suffisante pour la mettre à l’abri d’une si fâcheuse aventure et pour lui épargner des reproches exagérés de tous points. Il est vrai qu’hier notre Racine, dont Sainte-Beuve a chanté les larmes touchantes, nous fut présenté délibérément comme un « tigre : » mais aussi la protestation fut-elle unanime, tandis que M. Engel, à bon droit applaudi pour l’ensemble de sa biographie gœthéenne, ne nous paraît pas avoir été directement réfuté pour le portrait grimaçant qu’il a tracé de Charlotte. Celle-ci a trouvé néanmoins un nouvel ami dans la personne de M. Wilhelm Bode, le gœthéen bien connu, qui lui a consacré un volume[1], après avoir publié sa correspondance avec Knebel, qui fut le premier ami de Goethe dans l’entourage du duc de Weimar[2]. Nous nous servirons de ces élémens divers, ainsi que des récentes publications allemandes et françaises sur la vie de Gœthe pour élucider de notre mieux l’attachant problème d’une influence féminine qui, soit à son détriment, soit à son profit, fut, d’un commun aveu, décisive dans l’évolution morale du patriarche de la littérature romantique en Europe.)


I

Charlotte de Schardt était née en 1742 d’une famille de noblesse récente qui, pourtant, comptait déjà deux générations de courtisans assidus. Son père fut un homme fort honorable, mais dépourvu de portée intellectuelle et affecté de quelque bizarrerie. Il avait grandement compromis sa fortune et celle de sa femme pour satisfaire deux penchans qui lui étaient pareillement reprochés : la manie de la représentation et le goût, plus excusable, des collections d’art. On cite un trait plaisant de sa vieillesse. Afin de présenter un front sans rides à la table ducale où sa charge de cour lui donnait le droit de s’asseoir chaque jour, il se faisait, dit-on, tirer en arrière la peau du crâne qu’on liait ensuite en forme de tampon sous sa perruque ! Nous possédons sur cet original une appréciation

  1. Charlotte von Stein. Berlin, 1912.
  2. Publiée en partie dans les Stunden mit Gœthe (Berlin, Millter, VII).