Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/231

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avances de son « vénérateur, » a été autrefois le brillant cavalier Jacques Casanova de Seingalt, confident des princes et ami des « philosophes, » — pour ne rien dire des faveurs que lui ont prodiguées des centaines de belles et délicieuses jeunes femmes, aux quatre coins de l’Europe. Déjà, en vérité, ses lettres à l’intendant du château de Dux, recueillies à la suite de ses Mémoires dans l’édition Garnier, nous permettaient de deviner les changemens apportés par l’âge et la fatigue dans son caractère : mais nulle part à coup sûr la dernière « évolution » de l’ex-don Juan vénitien ne se révèle à nous plus clairement que dans ses lettres à J. F. Opiz. Et le plus étrange est que c’est précisément ce vieillard misanthrope et hargneux qui, de la plume dont il répondait aux complimens du naïf inspecteur de finances, s’est diverti à ressusciter joyeusement pour nous la fête ensoleillée de ses jeunes amours !

Peut-être même ses relations avec Opiz n’ont-elles pas été étrangères à la naissance du seul de ses. nombreux ouvrages qui lui ait survécu. Le fait est qu’aux environs de l’année 1790 une folle passion de géométrie l’avait saisi tout entier ; et sans doute l’érudit bibliothécaire du château de Dux aurait continué longtemps encore ses essais malheureux de « duplication de l’hexaèdre, » si le « bon arithméticien » qu’était son nouvel ami ne l’avait contraint à reconnaître, — au secret de son cœur, — la nécessité pour lui de renoncer à devenir jamais l’égal des Newton et des d’Alembert. De telle façon que le pauvre « ermite, » dépérissant d’ennui dans sa solitude forcée, et contraint désormais à se mettre en quête d’un nouveau passe-temps, s’est avisé, un beau jour, de produire un « pendant » aux Confessions de Rousseau. « J’écris ma vie pour me faire rire, — annonçait-il à Opiz le 10 janvier 1791, — et j’y réussis. J’écris treize heures par jour, qui me passent comme treize minutes. » Le 21 mars, il a déjà « écrit les deux tiers de Ma Vie, qui fera six volumes grand in-8o. » Le 11 juillet : « Je m’occupe toujours à mes mémoires. Cette occupation me tient lieu de délassement. Je me trouve, en les écrivant, jeune et écolier. Je donne souvent dans des éclats de rire, ce qui me fait passer pour fou, car les idiots ne croient pas qu’on puisse rire étant seul. » Vers la fin de juillet 1792 il a terminé son « douzième tome ; » et tout porte à croire qu’il s’est arrêté là, car bientôt ses lettres ne parleront plus que d’un projet de réforme du calendrier grégorien. Mais comment ne pas citer encore ces passages de deux lettres précédentes, où Casanova s’excuse de ne pouvoir pas communiquer à son « vénérateur » un ouvrage qu’il n’a entrepris que pour