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une ténacité de paysan, constitué en achetant, après le jardin et le potager, des prés, des bois, des champs. Aujourd’hui, le domaine présente un aspect un peu désordonné : les arbres ont poussé, que Danton a plantés ; l’herbe haute envahit d’anciennes allées ; la petite rivière où le tribun péchait s’est endormie, étroit étang où les feuilles se décomposent. Peut-être ce domaine n’a-t-il jamais été tout à fait ordonné : Danton s’était contenté de coudre provisoirement entre elles les acquisitions qui, depuis trois ans, ne l’avaient pas moins de trente fois mené devant le notaire. Nous avons la liste de ces achats : elle serait fastidieuse, encore qu’édifiante. Depuis 1791, le domaine, lopin par lopin, s’était agrandi jusqu’à mesurer onze hectares.

Des communs cernaient la cour, écurie, étable, remise, pigeonniers : trois jumens, deux poulains y seront trouvés lors de l’inventaire, avec quatre vaches, des instrumens aratoires, une petite voiture dite tapecul, tandis que, dans le grenier, on trouvera deux nacelles pour la pêche et le « grand filet garni de ses plombs et lièges, » que le tribun a jeté là après la dernière pêche, avant de quitter Arcis pour la suprême lutte et l’échafaud.

Sans cesse, il était, par la pensée, revenu à ce coin de province paisible. Quand, écrasé de fatigue et malade de souci, il s’était retranché des assemblées, il n’y avait plus tenu. Mener sa jeune femme dans son petit parc où s’allaient effeuiller ses arbres, ne parut plus un rêve, mais une impérieuse nécessité. Il y cédait et, le 15 octobre, s’installait loin du « tourbillon, » entre la place morne et le jardin ombreux ; pour guérir son âme, il lui fallut retrouver, fût-ce quelques semaines, l’alcôve sombre, le trictrac, le petit tapecul, avec lequel on parcourait le Val d’Aube et la nacelle où, guettant le poisson, il essaierait d’oublier les hommes dont il était « saoul. »

Lamartine devait, après un séjour à Milly, écrire : « Six mois du pays natal vous endorment. » Positivement, Danton s’endormit à Arcis. Il y était venu, répétant le mot de Galba : « On n’y trouble pas ma tranquillité parce qu’on ne me demande pas compte de mon oisiveté. » Le mot indique assez qu’il se voulait reposer des sollicitations inquiètes de ses amis, plus encore que des attaques de l’adversaire.

Les vieux camarades, les amis d’Arcis le vinrent revoir : l’un d’eux, Béon, nous le peint « respirant l’air pur et jouissant du calme et du repos. » Il se confina d’abord chez lui paresseusement.