Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/468

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’armée espagnole jusqu’aux derniers démêlés de l’ex-fournisseur militaire avec ce « trésor public » qui, bien loin de songer à l’ « entretenir, » ne se fatiguait pas de lui réclamer un certain « arriéré » qu’il ne pouvait payer !


Et aussi semble-t-il qu’une biographie comme celle-là ne saurait manquer de contribuer de la façon la plus efficace à nous faire mieux comprendre l’œuvre littéraire de Cervantes. Mais, hélas ! je crains fort que la déception que je viens d’éprouver, à ce sujet, pour mon propre compte, ne soit partagée par tous les lecteurs du savant ouvrage de M. Kelly. Non, vraiment, je ne vois pas que la connaissance intime des faits de la vie privée de Cervantes réussisse le moins du monde à nous faciliter l’intelligence de ses livres, et en particulier de celui d’entre eux qui nous est le plus cher. J’ai beau m’efforcer de découvrir un rapport entre les occupations « temporelles » du poète et la forme ou le contenu de son Don Quichotte, entre sa propre manière de vivre et la manière dont il a conçu le caractère ou les actions de l’illustre héros de son roman : c’est comme si j’essayais de comparer deux ordres de choses foncièrement différens, tels que la constitution géologique d’un terrain et les idées morales du peuple qui l’habite. Les circonstances ont voulu que l’homme dont M. Kelly nous raconte l’histoire ait été, en même temps, le créateur de l’un des chefs-d’œuvre de la littérature : mais nul moyen de savoir pourquoi Don Quichotte nous est venu précisément de cet homme-là, au lieu d’avoir pour auteur, par exemple, l’habile et ingénieux Avellaneda.

Constatation d’autant plus surprenante que Cervantes ne paraît pas avoir été un artiste de l’espèce de ces Rembrandt ou de ces Beethoven qui n’attachaient ici-bas d’importance qu’au seul souci de leur art. On supposerait même plutôt, à le regarder vivre, que la création de son Don Quichotte n’eût été dans sa carrière qu’un simple accident, le résultat de cette « pauvreté » que bénissait le gentilhomme français de la suite de l’envoyé Brûlart de Sillery. Mais n’importe : le « vieux soldat » de Valladolid participait décidément de l’étrange privilège des hommes de génie, consistant pour eux à posséder, en quelque sorte, deux existences tout à fait distinctes, — celle de leurs actions et celle de leurs rêves. A côté, au-dessus de la vie que peuvent aujourd’hui nous montrer les documens contemporains, il a dû, lui aussi, avoir une autre vie, plus réelle et vivante, mais fatalement ignorée de son entourage, et dans laquelle la crainte de ses créanciers ou son