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dans la longue rue Saint-Honoré : on atteignit la maison Duplay, le logis de Robespierre. Montrant le poing à la maison, le condamné cria encore : « Tu me suis ! Ta maison sera rasée ! On y sèmera du sel ! » S’il avait eu la vision de la scène qui, le 10 thermidor, se passera en ce lieu : la charrette qui mène Robespierre à l’échafaud arrêtée là pour que le dictateur déchu puisse voir sa porte aspergée de sang de bœuf par le peuple en délire !

Enfin c’était la « place de la Révolution. »

Au centre, la statue de la Liberté se dressait, en face de l’échafaud, la statue que Manon Roland avait si tragiquement interpellée, et en face d’elle, l’estrade de Sanson.

C’est par la rue ci-devant Royale que le poète Arnault vit déboucher les charrettes. « Le calme de Hérault était celui de l’indifférence, écrit-il, le calme de Danton celui du dédain. » Hérault, très rouge, cherchait quelqu’un de l’œil à une fenêtre du Garde-Meuble : une main de femme agita une dentelle ; il sourit ; chacun allait mourir comme il avait vécu.

Ils descendirent de charrettes quand le soleil couchant rougissait le ciel derrière les arbres fleuris des Champs-Elysées. Depuis quelque temps, dit-on, l’abbé de Keravenan, ce prêtre qui avait marié Danton, suivait les charrettes, il était d’ailleurs l’un de ces « aumôniers de la guillotine » qui alternaient dans ce ministère périlleux en prononçant les paroles de l’absolution. Sur la place, il les murmurait encore. Mme Gely, belle-mère de Danton, prétendra en avoir reçu l’assurance de la bouche même du prêtre.

Le bourreau était pressé ; il bouscula ses gens. Il fallait que les quinze hommes fussent dépêchés avant la chute du jour. Hérault voulut embrasser Danton ! Sanson les sépara. « Imbécile, fit Danton, empêcheras-tu nos têtes de s’embrasser dans le panier ? »

« Le jour tombait, dit Arnault. Au pied de l’humble statue dont la masse se détachait en silhouette colossale sur le ciel, je vis se dresser comme une ombre de Danton ; le tribun éclairé par le soleil mourant semblait autant sortir du tombeau que prêt à y entrer. Rien d’audacieux comme la contenance de cet athlète, rien de formidable comme l’attitude de ce profil qui défiait la hache, comme l’expression de cette tête qui, prête à tomber, paraissait dicter des lois. »