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en dehors de l’enfance, et même en dehors de l’existence, comme s’il eût porté la fatalité de son nom qui signifie cimetière. « J’ai soulevé, dès ma plus tendre enfance, et jusqu’à me rendre malade, dira-t-il, des impressions trop lourdes que m’imposait le vieillard mélancolique, qui pliait lui-même sous leur fardeau. »

Il y au fond de l’âme hamlétique un contraste effrayant entre son amour de la vie et son impuissance à l’étreindre. Je me figurerais volontiers Hamlet avec le corps d’un vieillard et le visage d’un jeune homme, toute la glace de l’âge dans les membres et tout le feu de la jeunesse dans les yeux. Et c’est ainsi que je me représente le jeune Kirkegaard. Il avait appris à se regarder vivre dans un monde imaginaire dont l’éclat factice devait ternir à ses yeux le monde réel, et dont l’évocation lui avait coûté tout l’effort que les autres mettent au service de l’action. Jamais éducation plus déraisonnable ne marqua d’une empreinte plus indélébile celui qui la reçut. Non seulement elle nous explique les personnages irréels et fantasmagoriques de ses romans. Non seulement elle fit de son esprit une usine de fantômes et un laboratoire de souffrances. Mais personne ne poussa aussi loin que lui le mépris des sciences naturelles et physiques et la haine de l’histoire. Il n’égarera pas une parcelle de son attention dans « ces vaines curiosités. » De toute la vie des hommes et des peuples qui se sont succédé sur la terre avant lui, il ne retiendra que des formes légendaires où draper et symboliser ses pensées. On ne peut même pas dire que, lorsqu’il fera parler des personnages bibliques, il commettra des anachronismes, car ce mot n’aurait aucun sens pour lui.

Le plus grand danger de ces vies chimériques est qu’on y ramène tout à soi, impérieusement, et que l’orgueil, avec la complicité de l’imagination, s’hypertrophie. Sans camarades, sans amis, car il n’en eut pas plus au collège que dans le monde, Kirkegaard se crut de bonne heure un être unique, et, jusqu’à son dernier jour, il s’efforça de le persuader aux autres. Le passé n’est qu’une immense steppe où, quand il se retourne, c’est son ombre qu’il aperçoit marchant au-dessus des tombeaux ou se détachant sur le fond du ciel. Mais ce barbare traîne en lui toute une hérédité, tout un atavisme de tristesse qui s’est nourrie des sucs d’un âpre terroir et qu’ont battue, à l’ombre