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nous survivrait à tous, une croix sur le tombeau de ses espoirs. Il fallait qu’un péché restât sur notre famille, qu’un châtiment fût sur elle et que la main de Dieu l’anéantît, l’effaçât comme une expérience manquée. »

Mais, si sa croyance dans le Dieu terrible, qui se venge du crime des pères jusque sur la quatrième génération, semblait l’arracher à son individualisme, et lui rappeler que l’individu ne peut pas plus s’isoler dans le monde qu’il ne peut accepter sous bénéfice d’inventaire l’héritage de son passé, le démon de l’orgueil, dont les ruses revêtent la forme de nos plus sincères douleurs pour mieux nous capter, allait, par le sentier de l’épouvante, le ramener plus étroitement à l’idolâtrie de son moi. Il n’y a point là de quoi nous surprendre, puisque même dans un Pascal, c’est-à-dire dans l’homme qui a le plus travaillé à tuer son amour-propre, nous assistons à un réveil déguisé de cette passion, lorsqu’il s’exalte au miracle de la Sainte Épine comme à un témoignage particulier que Dieu lui envoie.


Cette marque d’honneur qu’il met dans ma famille
Montre à tous qu’il est juste...


Or bénédiction ou malédiction divine sont également la preuve que Dieu s’occupe spécialement de nous, et qu’il nous a choisis pour être les exemples vivans de sa miséricorde ou de sa justice. Le coup de foudre, qui avait éclairé aux yeux de Kirkegaard toute la tristesse de son père et sa propre mélancolie, le sépara encore plus de la communauté humaine. A la conception de sa singularité exceptionnelle et géniale s’ajouta, comme un ferment morbide, l’idée d’un mystère qui le dépassait, mais le grandissait, et l’entourait d’une atmosphère impénétrable aux autres hommes. On en suit l’effervescence dans son journal, qui n’est si souvent qu’une détonation répétée d’images d’un byronisme biblique.

Mais cette amère jouissance d’orgueil fut payée de rudes tourmens. Son passage d’une foi déjà sombre à une foi plus sombre ne s’accomplit point sans secousse et sans des corps à corps avec le doute. Du jour où Kirkegaard reconnut dans son mal intérieur un châtiment de Dieu, la question de la justice divine se posa devant lui. Il nous dit qu’une nuit il douta de tout et que, cette nuit-là, Jésus vint à lui par les portes fermées. Mais, sauf cet aveu, il nous a tu les débats entre sa foi et sa