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de l’idée que nous nous faisons des pays du Nord comme les arbres de Noël, les poêles de faïence, le carillon des traîneaux et les feux de la Saint-Jean. Elle avait un sourire très doux et un regard très gai. Un des neveux de Kirkegaard, le grand historien Troels Lund, me disait qu’il ne l’avait connue que déjà vieille, mais qu’elle avait gardé sa fraîcheur et son air de bonne volonté. La première fois que Kirkegaard la rencontra, elle n’était pas encore confirmée, et elle subit le charme du jeune homme ; puis, quelque temps s’écoula ; elle crut en aimer un autre, Schlegel, et ne fut tirée de son erreur que lorsque Sören Kirkegaard reparut dans sa vie. Pour lui, les commencemens de cet amour eurent la douceur d’une trêve. Il s’émerveilla de cet afflux de vie dont la présence de l’être cher l’inondait, sans prévoir que cette force nouvelle qui envahissait son âme en accroîtrait aussi la puissance de destruction. « Si elle n’est pas riche, elle peut dire comme l’apôtre : Je n’ai ni or ni argent ; mais ce que j’ai, je te le donne : relève-toi et sois guéri. »

La réalité des fiançailles lui coupa brusquement l’horizon illimité de ses rêves. Il avait bien entendu dire que l’amour sauvait les âmes de la mélancolie ; mais comment une âme mélancolique ne s’occuperait-elle pas mélancoliquement de ce qui était devenu pour elle l’intérêt capital de la vie ? L’amour ne l’arracherait point à sa tristesse. Loin de sa fiancée, les vers des poètes qu’il se répétait pour s’exprimer à lui-même ses émotions amoureuses lui mouillaient les yeux et le remplissaient d’une langueur trop délicieuse. Il aimait assurément ; mais il aimait déjà dans le passé. Son amour n’était plus que l’amour du souvenir. Dès le début, il avait l’impression « d’avoir sauté la vie. » Que cette jeune fille vînt à mourir, sa mort n’amènerait en lui aucun changement essentiel. De nouveau, il se jetterait dans un fauteuil, il reprendrait les vers des poètes, ses yeux se mouilleraient de larmes, et il appartiendrait tout entier au souvenir. Le souvenir a cet avantage que le fait qu’il commence par une perte et qu’il n’a plus rien à perdre lui assure la tranquillité. A peine avait-il quitté sa fiancée qu’il était comme un vieillard dans ses rapports avec elle. Ici, je suis presque pas à pas, parmi les nombreuses analyses de son état d’âme, celle que, dans un livre intitulé Répétition, il a prêtée à un jeune homme sans nom qui n’est et ne peut-être que lui-même.