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femme, discrète et honnêtement dissimulée. Elle accorde au retour du héros une sincère politesse et les sentimens les meilleurs. Mais, au matin, quand son vaillant époux dort à poings fermés, elle quitte le lit et va, sous le portique, chercher parmi les morts le cadavre d’Aristonoos ; elle fait sur lui une libation de vin noir. A partir de ce jour, on la vit plus triste qu’elle ne l’était avant qu’Ulysse eût achevé son dur voyage.

Et Pénélope, à nos yeux, n’a rien perdu de l’intégrité qui la rendait recommandable entre toutes les femmes légitimes. Elle a gagné un mérite encore, à être vertueuse, pour ainsi parler, en connaissance de cause. La vertu que lui avait conférée Homère, — déjà précieuse, — était un peu involontaire. C’est déjà très bien, d’être vertueuse comme on est blonde, ou brune, par un divin hasard. Mais enfin, c’est mieux, d’être vertueuse comme on est bonne parce qu’on l’a choisi. Pénélope qui s’est aperçue d’Aristonoos et de ses attraits, dira-t-on que l’absolue blancheur de son âme se colore de teintes moins pures ? et qu’il y a, auprès d’elle, moins de sûreté ?... Elle est plus touchante ; nous l’aimons davantage, il me semble, pour ce léger trouble qu’elle admet dans son cœur excellent, aujourd’hui que, très civilisés, nous avons tant de peine à concevoir la simplicité du bien ou du mal.

J’ai scrupule d’ajouter ces petites explications ou, en quelque sorte, ces corollaires de morale à des fictions que l’auteur nous donne toutes seules et qu’il n’alourdit pas de philosophie. C’est que, les fictions, je les résume et crains d’en déranger la fine ordonnance. M. Jules Lemaitre, lui, dans ses contes, ne sépare jamais de l’anecdote une interprétation. Sa méthode n’est pas celle de La Fontaine qui, la fable terminée, formule ses maximes. Plutôt, sa méthode est bien celle de La Fontaine qui, en fin de compte, ne formule ainsi ses maximes que pour se conformer à l’usage ancien des fabulistes ; mais la véritable signification des fables de La Fontaine, ce n’est point aux « moralités » qu’il la faut demander : elle est incluse dans le récit. Pareillement, les contes de M. Jules Lemaitre portent en eux-mêmes leur signification profonde. Il a tout disposé de telle manière que la pensée dût naître et, j’allais dire, émaner des incidens, de leur subtil arrangement, de leur qualité. L’on aperçoit, de page en page, comme des invites à rêver selon la guise de l’auteur.

Du reste, l’auteur n’est pas un impérieux dogmatiste ; il vous laisse beaucoup de liberté : cependant, avec une persuasive douceur, il vous dirige. Souvent aussi, le conte ne paraît pas destiné à une autre fin qu’au seul plaisir de l’imagination. Telle, l’aventure de