Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/70

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aura dû s’émerveiller de ce dithyrambe et encore plus de la tempête lyrique que l’annonce de son mariage avait déchainée chez son ancien fiancé : « Je suis redevenu moi-même !... L’Idée m’appartient : lorsqu’elle me fera signe, je la suivrai ; lorsqu’elle me fixera un rendez-vous, je l’attendrai des jours et des nuits. Personne ne m’appellera à dîner ou ne me rappellera que le souper est prêt. Lorsque l’Idée me fera signe, je quitterai tout, ou plutôt je n’aurai rien à quitter ; je n’abandonnerai personne ; je n’affligerai personne ; mon âme ne s’attristera point à en attrister une autre. Lorsque je rentrerai chez moi, personne n’interrogera ma physionomie... Je serai donc désormais où étaient tous mes désirs, où les idées bruissent comme des élémens enragés, où les pensées se lèvent comme les nations sous les pas des barbares, et où parfois règne un silence aussi profond que celui de la mer antarctique... La coupe de l’enivrement m’est tendue : j’en hume le parfum et j’en perçois la musique écumeuse. Mais d’abord une libation pour celle qui me sauva du désespoir solitaire ! Loué soit l’orgueil féminin ! Vive le vol de la pensée ! Vive le danger mortel au service de l’Idée ! Vive la danse dans le tourbillon de l’infini ! Vive le coup de lame qui m’entraîne à l’abîme ! Vive le coup de lame qui me jette au delà des étoiles ! »

Je sens bien dans les bouillonnemens de cette page étrange le soulagement d’un esprit que son remords liait encore à sa victime et qui avait peut-être envisagé la possibilité d’une réparation ; mais l’excès même du lyrisme accuse la blessure d’une rude vanité. Plus tard, elle se montre à nu dans son Journal et dans son roman Coupable ou non coupable. « Elle parlait de mourir ! Ces pensées de la mort n’étaient que des rêves et des vapeurs : on en a ainsi quand on a mangé des petits pois. » Il tâchait de se persuader que la persévérance à vivre de cette jeune femme le dispensait de tout remords. M. Schlegel avait emmené sa femme aux colonies. Quand ils revinrent en 1849, Kirkegaard écrivit à Mme Schlegel une lettre, dont il avait fait plusieurs brouillons, et où il lui demandait un entretien, afin de lui donner un supplément d’explications. Le mari répondit par un refus catégorique.


Le secret de son père et l’histoire de ses fiançailles furent