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souple, aussi riche, aussi harmonieuse, aussi passionnée, tenant à la fois de la conversation la plus libre et du style le plus brillant.


Il venait de publier en 1845 un de ses ouvrages les plus considérables et, à mon avis, les plus incohérens, Les Étapes sur le chemin de la vie, quand la troisième crise de sa vie se produisit. La cause en fut insignifiante ; mais sur une nature si fortement ébranlée une simple chiquenaude fait plus de ravages que l’apparition d’un spectre ou le désespoir d’Ophélie. Cette fois nous marchons à ciel découvert. Pas l’ombre d’un mystère devant nous. Le juif danois Goldsmith avait rapporté de France l’idée d’un journal tintamarresque. Le Corsaire, dont le frontispice représentait le port de Copenhague et un navire qui y entrait à toutes voiles, avec une banderole à l’arrière où se lisaient : Ça ira ! Ça ira ! Ce petit journal, frété de blague soi-disant parisienne et d’ailleurs un peu avariée par la traversée, eut un succès dont Kirkegaard prit ombrage. Il avait horreur, avec raison, de ce genre d’esprit qui, selon lui, faussait le comique supérieur de la vie, et qui menaçait de détourner l’attention des ouvrages de Frater Taciturnus pour l’arrêter sur de basses frivolités. Cependant Goldsmith admirait Kirkegaard ; et le Corsaire, qui ne louait personne, fit une exception en sa faveur. Il en fut froissé. « Lorsqu’il y a deux camps, les filles honnêtes et celles qui ne le sont pas, dit-il, c’est un mauvais signe pour une des filles honnêtes d’être la seule qui soit louée par les autres. » Beau début, et comme on l’approuverait d’avoir suivi sa pointe ! Comme on lui saurait gré de ne point ressembler à ces grands hommes qui tremblent devant les petits journaux et pour qui l’éloge n’a pas d’odeur ! Il semblait donc solliciter l’attaque. Goldsmith le servit, mais d’une manière qu’il n’avait point prévue. Il s’était sans doute imaginé qu’on s’en prendrait à ses idées et à ses théories : on s’en prit à ses pantalons, à son chapeau, à son allure, à ses gestes, à son nez en trompette et à sa vanité.

J’ai eu la curiosité de feuilleter, à la Bibliothèque de Copenhague, les numéros du Corsaire de 1846. Je n’y ai vu que de pauvres caricatures, de petits culs-de-lampe à peine drôles. Kirkegaard y est représenté avec son chapeau très large, son pantalon très étroit, une des jambes plus courte que l’autre. Là,