Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/876

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Six jours passent encore, et Sophie-Dorothée n’a toujours rien reçu de Konigsmarck. Ce silence, qu’expliquent aisément les difficultés suscitées par l’état de guerre, elle s’obstine à l’attribuer à l’infidélité de son amant. La dernière lettre qui reste de la correspondance de la princesse n’est qu’une touchante lamentation :


« Je suis dans une incertitude mille fois pire que la mort. Rien n’est égal aux tourmens que cette cruelle incertitude me fait souffrir : je me vois mille raisons de douter de la tendresse de la seule personne que je voulois qui en eusse pour moi, et ce qui me désespère, c’est que, quelque sujet que j’aie de me plaindre de vous, je ne peux m’empescher de vous aimer d’une manière si tendre et si véritable, que je sens bien qu’il me sera impossible de cesser jamais de vous aimer.

« Quel malheur, bon Dieu, et quelle honte de vous aimer sans estre aimée ! Cependant c’est mon destin : je suis née pour vous aimer et je vous aimerai tant que je serai au monde. S’il est vrai que vous soyez changé pour moi, comme j’ai mille raisons de le craindre, je ne veux point d’autre punition pour vous que de ne trouver jamais, en quelque lieu que vous puissiez estre, de passion ny fidélité égale à la mienne. Je veux que, malgré les plaisirs que vous trouverez à faire des conquestes nouvelles, vous ne puissiez vous empêcher de regretter les sentimens et les manières que j’ai pour vous, vous ne les trouverez en aucun lieu du monde si tendres et si sincères.

« Je vous aime plus que l’on n’a jamais fait et avec des délicatesses que personne ne peut avoir comme moi. Mais je vous dis trop souvent les mesmes choses et vous en devez estre bien fatigué. Ne le trouvez point mauvais, je vous en conjure, et ne m’enlevez point la seule consolation qui me reste de me plaindre à vous mesme de vostre dureté. J’en suis si touchée qu’il ne m’en reste plus de sensibilité pour rien. Je devrois pourtant estre bien inquiète de ce que, malgré tout ce que l’on a fait pour découvrir où est la lettre que vous m’avez escrite à Celle, on ne reçoit pas seulement un mot de réponse. Tout semble d’accord pour m’accabler : vous ne m’aimez peut-estre plus et je me vois à la veille d’estre absolument perdue. C’est trop de douleur à la fois et il faut bien que j’y succombe. Il faut finir... Adieu, je vous pardonne tout ce que vous me faites souffrir. »