Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/911

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les carlistes ; il cherche à démolir sans penser à la reconstruction. Valazé, au contraire, est aristocrate et prétend, en attaquant le gouvernement, ne s’inspirer que de l’intérêt social.

Le duc de Mortemart, grand propriétaire, est lié au sol français par ses intérêts autant que par ses souvenirs ; en outre, il a de l’ambition, et, si d’un côté il ne veut pas froisser trop les opinions de sa famille et de ses amis, d’un autre côté il se croit nécessaire à son pays et à ses enfans. Il défend donc de toutes ses forces les lois établies, seule garantie de l’état actuel en France et du repos désiré par tous ceux qui ont quelque chose à perdre. L’opinion du duc de Mortemart sur le procès est qu’on sera obligé de l’ajourner.

Trois des détenus avaient choisi Berryer pour défenseur ; mais deux ont été mis en liberté : il ne reste donc qu’un accusé qui soit d’opinion royaliste ; tous les autres sont républicains. Berryer est enchanté d’avoir pu garder ce client et, pour tout au monde, il ne voudrait pas le perdre. Déjà il a préparé un beau discours qui, selon son habitude, sera moins la défense du client qu’une attaque violente et venimeuse contre le gouvernement de Juillet.

A ce propos, j’ai rappelé à M. Berryer sa plaidoirie pour Sosthène de La Rochefoucauld, cité devant la Cour à cause d’une brochure qu’il avait publiée.

— Vous avez parlé de tous les événemens du jour, lui ai-je dit, excepté du livre incriminé et il me semble que, si Sosthène avait eu un autre défenseur que vous, il n’aurait pas été condamné ou qu’il ne l’eût été qu’au minimum de la peine.

— Cela se peut, me répondit Berryer, mais mon client voulait être condamné et, quant à nous autres, il nous fallait un martyr. Pour la brochure, il n’y avait rien à en dire, personne ne l’avait lue.

Le nom de Lamennais ayant été prononcé, Berryer me dit :

— Je le connais beaucoup, c’est un homme de génie, mais bien bizarre. Il a quelque fortune et même un château ; malgré cela, il vit comme un malheureux ; il s’est vanté dernièrement de ne dépenser que cinquante sous par semaine, aussi est-il sale, mal peigné, avec des habits qu’on ne donnerait pas à un pauvre. Il dépense toute sa fortune à soutenir la cause républicaine. Quand on le voit, quand on lui parle, on ne s’explique ni la violence de ses écrits, ni que, dans ce corps si frêle, si chétif,