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à recevoir, en quelque sorte, leur pâture spirituelle toute mâchée d’avance.


C’est là, comme je l’ai dit, le défaut qui se révèle à nous d’abord, et avec le plus de force, dans le nouveau roman de M. Conrad ; mais il y a dans ce roman un autre défaut plus grave encore, à mon sens, et qui risque de compromettre plus durablement le succès du livre auprès des lecteurs anglais de toute catégorie. Celui-là consiste en un désaccord profond entre le cadre général de l’intrigue et le caractère des personnages qui y prennent part.

La Chance est l’aventure d’une jeune femme dont le père n’est pas sans ressembler un peu au type, dorénavant historique, de M. Rochette. Le financier de Barral, — issu d’une humble famille de marins anglais, malgré ce nom d’apparence française, — a été naguère condamné aux travaux forcés, après avoir scandaleusement exploité des milliers de naïfs. Sa fille, qui l’aime tendrement sans avoir eu jamais l’occasion de le connaître, s’affole à la pensée des cruelles épreuves qui vont l’attendre bientôt, au lendemain de sa sortie du bagne : de telle sorte qu’elle s’empresse d’accorder sa main à un capitaine de bateau marchand, afin que l’ex-banquier puisse trouver un abri sur le bateau. En réalité, cependant, et peut-être à son insu, elle a donné tout son cœur à celui qui n’a pas dédaigné de la prendre pour femme : mais son mari a découvert une lettre où elle déclarait n’avoir en vue que le salut de son père ; et comme la présence à bord de ce dernier personnage, — furieux d’une « séquestration » qui l’entrave dans ses projets de revanche financière, — ne permet pas au jeune couple d’éclaircir le malentendu ainsi formé entre eux, de longs mois s’écoulent pendant lesquels ce malentendu ne fait que s’aggraver, ulcérant affreusement les deux cœurs qu’il sépare. Enfin les deux cœurs se rejoignent et s’unissent, devant la perspective d’une catastrophe. Le vieux de Barral, de plus en plus exaspéré, a voulu empoisonner l’homme qu’il accuse de le tenir prisonnier. Le capitaine, instruit de ce dessein, signifie à sa femme qu’il va lui rendre sa liberté ; mais Flora ne rêve pas d’autre liberté que celle de l’aimer, et la crainte d’avoir à le perdre lui donne le courage de se jeter dans ses bras.

Ce capitaine s’appelle Roderick Anthony, et appartient à la moyenne bourgeoisie anglaise. Sa femme et lui nous sont montrés, d’un bout à l’autre du récit, dans des décors foncièrement anglais, et sans que leur éducation ni les circonstances de leur vie laissent la