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timidement, il est vrai la doctrine plus « réaliste » de l’ « objectivité. » La question n’avait que le seul tort d’être mal posée : car il est trop clair que jamais un véritable artiste n’a pu rester indifférent au contact de son œuvre, et l’unique opposition entre un Flaubert et un Dostoïevsky consistait en ce que l’auteur de Madame Bovary s’efforçait discrètement de nous cacher ses sentimens personnels à l’endroit de ses héros, alors que le romancier russe, lui, nous les laissait voir sans l’ombre de réserve. Mais assurément ce sont là deux attitudes contraires ; et bien que personne peut-être n’ait poussé plus loin que l’Anglais Dickens la seconde d’entre elles, — si ce n’est, cependant, son compatriote et rival Thackeray, — l’on ne saurait douter que, d’une manière générale, la réserve instinctive du caractère anglais se traduise jusque dans le domaine de la littérature. M. Conrad lui-même n’a pu manquer de s’en rendre compte, lorsque naguère il a résolu de devenir un écrivain anglais ; et le résumé que j’ai fait de l’un de ses premiers contes pourra suffire à montrer avec quelle souplesse ce compatriote improvisé de Stevenson et de M. Wells s’est assimilé, tout de suite un ton particulier d’ « impassibilité » quelque peu ironique, foncièrement étranger au génie de sa race.

Après quoi, les années ont coulé, M. Conrad s’est assuré l’un des premiers rangs parmi les conteurs de sa patrie d’adoption ; et voici que, maintenant, l’impulsion de sa race l’amène à dépouiller son masque ancien d’objectivité, pour épancher librement ses émotions de poète en présence des figures qu’il s’est plu à créer ! A chaque instant, les divers narrateurs entre lesquels il a partagé la tâche de nous exposer l’aventure de Flora de Barral et du capitaine Anthony s’interrompent, dans leur récit, pour commenter longuement tel ou tel épisode, pour exprimer leur pitié ou leur indignation. Et peut-être l’emploi d’un procédé aussi insolite a-t-il été, également, l’un des motifs de l’incontestable impression de désarroi produite sur le lecteur anglais par le dernier roman de M. Conrad : mais à coup sûr la valeur « absolue » du roman s’en trouve renforcée, et il n’y a pas un des admirateurs du talent de M. Conrad qui ne doive se réjouir de le voir, ainsi, se délivrer d’une contrainte d’ « impassibilité » que lui a trop longtemps imposée sa « naturalisation » de romancier anglais.


T. DE WYZEWA.