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En 1911, l’Empereur a offert, à des conditions très avantageuses, la visite des provinces conquises et des champs de bataille aux anciens combattans. Ces vétérans ont soulevé l’hilarité générale des pays annexés. Plus les Alsaciens-Lorrains ont appris à connaître par eux leurs soi-disant frères germains, plus ils ont senti leur supériorité, moins ils ont été enclins à se réclamer de la peu séduisante parenté. Ces pauvres vétérans n’ont laissé comme souvenir de leur passage qu’une épithète railleuse de plus. On les appelle les Beinuns. Ces êtres ridicules et minables, venus de leurs sables et de leurs champs à pommes de terre, n’en dénigraient pas moins avec amertume tout ce qu’ils voyaient en Alsace et en Lorraine. Pourquoi donc les avoir prises ? leur répondaient les Alsaciens-Lorrains.

Constatant chaque jour, à maintes reprises, sa force physique nerveuse plus grande, conscient de son esprit moins lourd et de sa gaieté plus légère, l’ouvrier alsacien-lorrain méprise l’Allemand. Phénomène à remarquer, je l’ai constaté dans ma région, je ne sais pas s’il existe ailleurs : l’ouvrier, l’homme alsacien-lorrain, épouse peu l’Allemande. Dans mon bourg, il n’y a pas un seul indigène qui en ait épousé une. L’inverse a lieu plus fréquemment ; j’en dirai plus loin les conséquences.

Ajoutez qu’un atavisme obscur de liberté fait apparaître à l’Alsacien-Lorrain l’air de France comme plus vif ; qu’il garde médiocre souvenir de son passage à la caserne où cependant il est mieux traité que l’Allemand véritable ; que toute la machine aristocratique de l’Empire s’abat particulièrement sur lui ; (par exemple lors de la conscription où seuls ne partaient, au moins jusqu’à ces tout derniers temps, que les pauvres diables incapables de trouver une protection ;) enfin que, par un axiome d’État, le malheureux a toujours tort. Tout cela éloigne de l’Allemagne l’Alsacien-Lorrain des classes les moins fortunées. Et la France grandit par comparaison.

C’est cependant dans la classe ouvrière que la germanisation aurait, dit-on, accompli le plus de progrès. Cette constatation ne contredit pas celles qui précèdent. À peiner des journées entières des mêmes labeurs que son frère allemand, le simple manœuvre alsacien-lorrain sent s’émousser son animosité. Sans compter que les doctrines socialistes, encouragées en pays d’Empire par le gouvernement, viennent encore le troubler sur