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hâte, comme à regret. Il se faisait tard. Je m’acheminai vers Sainte-Énimie par un chemin tapissé d’aiguilles de pins, ou gluant de la pâte du calcaire, et qui côtoya bientôt l’abîme, au fond duquel le Tarn, aussi fin qu’un poisson aux écailles d’azur, pétille parmi des cailloux multicolores.

Sainte-Énimie, bourgade antique et cossue, est enfouie douillettement au bas d’un entonnoir. Je n’y arrivai qu’après trois heures de marche. Le silence régnait dans les rues mal pavées, qui sur les flancs de la montagne étagent sans ordre leurs maisons bossues, écrasées par des toits de tuiles creuses couvertes de mousse. Partout, c’était l’illumination des becs électriques, jusque dans le lit du Tarn où fonctionne jour et nuit une usine de lavandes. Dans l’air calme vibrait parfois, avec la régularité d’une cloche argentine, le chant doux d’une chouette. À l’orient, au-dessus d’une brèche du Sauveterre, resplendissait le masque d’or de la lune. L’auberge, fidèle aux traditions de cuisine saine, exhalait jusque sur la place l’odeur de son grand feu de chênes, de la soupe aux légumes et des volailles lardées goutte à goutte sur le tournebroche : elle retentissait des discussions gaillardes et des rires de ses hôtes familiers, charretiers en blouse, riches marchands de bestiaux, tous braves compagnons de travail qui gardent, en ce pays simple encore, sous la rudesse des apparences, le sentiment de la hiérarchie sociale, le respect des anciens usages, déférence envers les femmes, prévenance amène envers l’étranger.

II

La plus belle, la plus pénible descente du Larzac, je la fis un frais matin d’août, car sur le causse, c’était le printemps : je la fis par le petit chemin malaisé de Madières, où ne passent que les carrioles de quelques rares bûcherons. Nous touchons ici, pas loin des sources de l’Hérault, à un des nœuds de la Cévenne. Le chemin tire-bouchonne dans la paroi blanche du roc, enfin s’enferme dans une étroite vallée sans eau, où l’on ne voit que des masures réfugiées dans des broussailles. Comme dans les gorges du Tarn, des vautours par bandes s’envolent vers les plaines de Ganges ou de Saint-Hippolyte du Fort, et lors-