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IMPRESSIONS d’un COMBATTANT.

du même rythme. C’est qu’il s’agit de sauver la douce France, sa langue, sa culture délicate et idéaliste malgré tout ; il s’agit de rendre au monde tout entier la liberté de respirer, de penser, de progresser et de vivre ; il s’agit de montrer aux barbares que la force a cessé de primer… et de brimer le droit. Cela, tous le sentent plus ou moins confusément, du plus humble ouvrier à l’intellectuel le plus raffiné, et c’est pourquoi on voit tous les Français soulevés par le même sentiment et comme unis aux grandes heures de la Révolution, de la « Patrie en danger. » — Quelle joie d’avoir vu ce miracle, et combien seraient à plaindre ceux qui, plus tard, retomberaient dans les ornières dont un coup d’aile vient de nous arracher !

Voici arrivé le grand jour du départ (lundi 3 août). Pourquoi parlerais-je du tranquille courage de mes vieux parens qui ont aujourd’hui trois fils a la frontière, l’aîné à Dunkerque, le second à Briançon, et l’auteur de ces lignes ? N’est-ce pas pareil dans toutes les familles françaises, et surtout dans toutes les familles alsaciennes ? On se quitte enfin. On a sorti les mouchoirs, mais seulement pour s’adresser de loin, en les agitant, un dernier « au revoir. » En route pour la gare de Lyon. C’est très difficile de trouver un taxi. J’ai vu dix fois de suite des chauffeurs — il n’en reste guère d’ailleurs dans Paris — refuser dédaigneusement à des passans la promesse de pourboires dépassant leur salaire d’une journée : « Je me moque des pourboires, je ne transporte que les réservistes. » Ayant justifié dûment de cette qualité, j’arrive enfin à la gare avec mon balluchon. Là, il faut quitter, avant d’entrer derrière les barrages gardés militairement, les amis qui vous ont fait escorte. Franchi ce barrage, on est séparé de ceux qu’on aime. Ce barrage est comme un couteau où va se trancher le dernier fil qui vous rattache aux douces choses habituelles. C’est le plus dur moment, mais combien vite oublié !

Un instant je me retourne, je pense au vieil Observatoire où j’ai passé tant de bonnes heures à travailler, à mes appareils, à mes travaux, aux secrets que j’aurais encore aimé arracher aux étoiles. Mais « la science sans conscience n’est que le trouble de l’âme. » L’univers avec ses merveilles, ses astres d’or, son immensité dans le temps et l’espace, ses transformations étonnantes, tout cela n’existe réellement que parce que cela est pensé par nous. « Tout ce qui n’est pas la pensée est le pur