Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 23.djvu/197

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

environs d’une ville de deux millions d’âmes ne furent moins animés, plus déserts ; la façade vivante de Constantinople est sur la mer.

Presque à mi-chemin entre les deux mers, une petite vallée où coule le ruisseau du Lycus sort de Constantinople et creuse une dépression de terrain très sensible ; le rempart descend et remonte suivant le mouvement du sol ; il se trouve ainsi, sur certains points, dominé d’assez près, et cette disposition offre à l’assaillant un avantage dont les Turcs profitèrent. Des deux côtés du vallon du Lycus, et surtout près de la porte Saint-Romain, le rempart éventré, les tours lézardées ou en ruines portent la trace visible des énormes boulets de l’artillerie du Sultan ; là s’ouvrent deux larges brèches. La plus importante est voisine de la porte Saint-Romain, que les Turcs appellent Top-Kapou, la porte du Canon, en souvenir de la monstrueuse bombarde que le transfuge Orban dressa en ce point pour battre le rempart. Ici, plus de murailles, les boulets les ont jetées has ; puis un cyclone d’hommes a passé, nivelant tout, faisant des trois remparts un glacis en pente rapide : ainsi apparaissent, dans les hautes montagnes, les endroits où le glissement séculaire d’un glacier et le ruissellement des eaux ont raboté et poli les aspérités de la roche. C’est ici qu’a passé le torrent des Janissaires lancés à l’assaut par l’ardente volonté d’un Sultan de vingt-cinq ans ; sur ces talus de ruines, l’herbe n’a pas repoussé ; on dirait que c’est hier que la foule hurlante des assaillans s’est ruée dans la ville de Constantin. Ici, luttant avec un égal héroïsme, sont tombés les derniers défenseurs de la brèche et les plus braves parmi les Janissaires ; ici Constantin XI, dernier empereur de Byzance, a trouvé une mort glorieuse au milieu de ses fidèles. Quelque chose a fini là qui fut très grand et qui n’a pas été remplacé : la majesté du nom romain.

Il faut monter sur cette brèche par la pente d’éboulis où s’entassèrent des monceaux de cadavres, pour imaginer la grandeur tragique du drame. Représentons-nous l’instant décisif où, après une superbe résistance, les derniers défenseurs grecs et latins succombent. Quelques-uns s’enfuient par la petite poterne, qui donne accès des remparts dans la ville et par où vient de s’éloigner Giustiniani blessé ; on s’écrase pour atteindre cette unique issue ; les Turcs s’y précipitent sur les