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entend très souvent affirmer chez nous que le « servilisme » allemand ne pourra manquer de disparaître peu à peu, sous l’influence de l’extension de notre empire et sous celle de l’affermissement de notre conscience nationale. J’envie l’optimisme de ceux qui parlent ainsi, à la condition toutefois que leurs paroles ne soient pas le simple résultat d’une attitude prise par eux, précisément, afin de tranquilliser leur « conscience nationale, » aussi bien vis-à-vis d’eux-mêmes que des autres. Tous ceux qui ne sont pas des chauvins volontairement aveuglés devraient reconnaître que le peuple allemand tout entier, — sans excepter les plus farouches démocrates, — souffre toujours encore d’un mal très grave, très profond, et probablement incurable : le manque d’indépendance morale, et comme un besoin absolu d’asservissement.

On peut dire que l’Allemand de tout âge et de toute condition est toujours « au port d’armes, » « les talons réunis. » C’est là, en quelque sorte, une tenue nationale allemande, une véritable institution, et qui fonctionne dès l’entrée à l’école. Au lieu de reconnaître, avec les maîtres de la pédagogie ancienne et moderne, que le professeur doit tâcher à devenir l’ami de l’élève, nos professeurs allemands, du haut en bas de l’échelle universitaire, se complaisent dans le rôle d’officiers instructeurs. Oderint, dum netuant ! « libre à eux de me haïr, pourvu seulement qu’ils me craignent ! » voilà, sauf de très rares exceptions, l’alpha et l’omega de toute notre pédagogie allemande ! Quant à former les caractères, objet que l’on n’atteint qu’en se gagnant la confiance et l’affection de l’élève, c’est de quoi ces messieurs n’ont jamais eu et n’auront jamais le moindre souci. « Que deviendraient à ce compte, — nous objectent-ils, — l’autorité, la subordination, l’obéissance sacro-sainte de l’inférieur envers son supérieur ? »


Sur ce point comme sur tous les autres, la sollicitude patriotique de M. Wigand lui a permis de voir clair. Je trouve, notamment, une confirmation formelle de son témoignage dans un livre qui m’est tombé entre les mains ce matin même, un livre intitulé : Sous le joug, et consacré au récit des années de jeunesse d’un poète socialiste allemand, M. Otto Krille. C’est en effet « sous le joug » que se sont écoulées toutes ces premières années de la vie de M. Krille, depuis l’entrée du petit garçon dans une sorte d’école d’enfans de troupe de Dresde jusqu’au jour où, enfin, sa mauvaise santé et ses opinions socialistes lui ont valu d’être congédié de l’école saxonne de sous-officiers de Marienberg. Et l’auteur a beau s’armer d’une indulgence respectueuse pour nous décrire les figures individuelles de ses différens maîtres : ceux-ci ne nous en apparaissent pas moins semblables plutôt à d’honnêtes geôliers qu’à de vrais professeurs.


Dès le premier jour de mon admission à l’école d’enfans de troupe, — nous dit-il, — j’ai senti que, dans l’ensemble, il existait un état de guerre