Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 23.djvu/316

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme si quelques scrupules diplomatiques retardaient leurs opérations militaires. Il n’en fallait pas davantage pour mettre dans l’air un peu de gaieté et suspendre un instant l’alerte continuelle dans laquelle nous vivions depuis deux semaines. Pour la première fois depuis bien longtemps, la Reine a chanté.

J’ai parlé à M. Bigan en vivandière de barricade et en fille de vieux républicains. A mesure que nous nous accordions davantage, son visage s’animait et devenait singulièrement beau. Tout cela était fugitif et superficiel, sans doute, mais ce moment de calme s’est prolongé dans la matinée du lendemain 9. La Reine a pu alors se recueillir et concevoir un nouveau projet.

Corfou, Smyrne, l’Orient, l’avaient attirée un instant ; mais les intérêts de ses enfans ne peuvent être de ce côté, et ce projet ne doit plus désormais servir qu’à en cacher un autre, plus hardi, presque désespéré, le seul cependant qui la mène hors de l’impasse où elle est placée. Il s’agit de s’évader d’ici sous un nom d’emprunt, de traverser incognito le Piémont, d’entrer en France, de tomber aux Tuileries à l’improviste. La Reine alors dira à Louis-Philippe : « Voici mes enfans. Ils sont en danger. Je vous les confie. Sauvez-les ou faites-les juger. L’Angleterre seule me reste ouverte, mais je n’ai pas les moyens d’y vivre. Donnez-les-moi et je repars dans l’instant ! »

La région de l’Italie que ce plan lui fera parcourir est celle où l’on ne peut supposer qu’elle soit et où personne ne s’avisera d’aller la chercher. Elle violera, il est vrai, ensuite, la loi du 2 septembre dernier qui lui interdit l’accès du territoire français, mais ce sera pour venir se présenter loyalement au nouveau souverain et débattre avec lui son sort à venir. Enfin un autre avantage que ce projet présente, et qui pour elle n’est pas le moindre, bien qu’elle n’en parle pas, c’est qu’il lui permettra de remettre la main sur Napoléon et de l’escamoter au roi Louis. 1830 sera alors pour elle la revanche de 1815, et elle aura vu sa famille tantôt se défaire et tantôt se refaire au gré des Révolutions.

Moi seule serai dans sa confidence. En voyant partir le valet Tadeo, la princesse Charlotte croit qu’il ne s’agit que de conduire à Bologne les chevaux du prince Louis. En réalité, Tadeo emporte des instructions minutieuses. Il ira tout droit à Bologne, et, s’il n’y trouve pas les princes, suivra leurs traces, jusqu’à ce qu’il les ait rejoints. Je couds des lettres dans la doublure de