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multipliant ses prouesses... « Il faut, Nathanaël, que tu brûles en toi tous les livres... Nathanaël, quand aurons-nous brûlé tous les livres ! Il ne me suffit pas de lire que les sables des plages sont doux ; je veux que mes pieds nus le sentent... Oh ! si tu savais, si tu savais, terre excessivement vieille et si jeune, le goût amer et doux, le goût délicieux qu’a la vie si brève de l’homme ; si tu savais, éternelle idée de l’apparence, ce que la proche attente de la mort donne de valeur à l’instant !... Nathanaël, je te dirai tous les jardins que j’ai vus. A Florence, on vendait des roses ; certains jours, la ville entière embaumait. Je me promenais chaque soir aux Cascine et le dimanche aux jardins Boboli sans fleurs. A Séville, il y a, près de la Giralda, une ancienne cour de mosquée. — A Grenade, les terrasses du Généraliffe... Et, de Blidah, Nathanaël, que te dirai-je ? Ah ! douce est l’herbe du Sahel ; et tes fleurs d’orangers ! et tes ombres ! suaves les odeurs de tes jardins... Blidah ! Blidah ! petite rose ! au début de l’hiver, je t’avais méconnue. Je lisais la Doctrine de la Science de Fichte et me sentais redevenir religieux. J’étais doux ; je disais qu’il faut se résigner à sa tristesse et je tâchais de faire de tout cela de la vertu. Maintenant, j’ai secoué là-dessus la poussière de mes sandales ; qui sait où le vent l’a portée ?... » L’amusement devient un hymne.

Mais la liberté mentale n’est pas une conquête une fois faite : elle est une conquête menacée. Il y a des retours de l’ennemi, de subites incursions, et des reprises de la résistance, et de nouveaux périls, et de nouvelles victoires, nouvellement glorifiées. Ce pathétique débat qui, dans une âme, résume les épreuves de l’âme humaine occupe toute l’œuvre de M. André Gide, quant à présent. Il est beau, terrible par momens et il a des alternatives d’angoisse et de triomphe très émouvantes ; un lyrisme très divers en est, mieux que l’ornement, le cri ou le chant, tumultueux ou apaisé. Parfois, dans la lutte, éclate l’ironie, la raillerie, comme, dans les combats d’Homère, l’invective. Et puis, des chansons heureuses consacrent les journées de trêve ; et puis la lutte recommence, avec un acharnement tout neuf.

Je ne sais si l’énorme éclat de rire qui, dans les Caves du Vatican, retentit fort et loin marque la victoire décisive et si l’auteur, après cela, considère qu’il s’est débarrassé de l’ennemi. Parmi nos contemporains qui se sont mis aux prises avec les exigences de l’intellectualité, — or, c’est le préambule des œuvres importantes que cette génération littéraire a produites, — M. André Gide est celui de tous qui a le plus complaisamment prolongé la querelle. Les autres, à tel ou tel point de la dialectique, ont fait leur soumission, plus ou moins hâtive.