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l’homme pour centre et qui était essentiellement humaine, la pensée allemande s’oppose comme l’infini au fini, l’absolu au relatif, le tout à la partie. Les disciples des Grecs n’avaient à leur disposition d’autre lumière que celle de la raison humaine : le génie allemand possède une raison transcendante qui pénètre les mystères de l’absolu et du divin. Or ce que découvre cette raison surhumaine, c’est que le non-être, la matière, le mal ont été, à tort, par la raison classique, dépouillés de leur valeur et de leur dignité, au profit de l’être, de l’intelligence et du bien. Que serait la lumière, sans l’ombre sur quoi elle se détache ? Comment le moi pourrait-il se poser, s’il n’y avait quelque part un non-moi auquel il s’oppose ? Le mal n’est pas moins indispensable que le bien dans la transcendante symphonie du tout.

Il y a plus : ce peut être une satisfaction pour un gréco-latin, entêté de sa logique médiocre, de prononcer : le bien est bien, le mal est mal. Mais ces formules naïves sont contraires à la vérité en soi. Le bien, par lui-même, est absolument impuissant à se réaliser : il n’est qu’une idée, une abstraction. C’est au mal seul qu’appartient la puissance, la faculté de création. En sorte que, si le bien doit être réalisé, ce ne peut être que par le mal, et par le mal entièrement livré à lui-même. Dieu ne peut être que s’il est créé par le diable. Et ainsi, en un sens, le mal est bon, et le bien est mauvais. Le mal est bon parce qu’il crée, le bien est mauvais parce qu’il est impuissant.

La loi suprême et véritablement divine, c’est précisément que le mal, livré à lui-même, le mal en tant que mal, donne naissance au bien, lequel, à lui seul, n’aurait jamais pu, d’idéal, devenir réel. Je suis, dit Méphistophélès, une partie de cette force qui toujours veut le mal et qui toujours crée le bien. Tel est l’ordre divin : qui prétend faire le bien par le bien ne fera que du mal. Ce n’est qu’en déchaînant les puissances du mal qu’on a chance de réaliser quelque bien.

De ces principes métaphysiques, les questions que soulève l’idée de civilisation reçoivent des solutions remarquables.

Qu’est-ce que la civilisation, au sens allemand et véritable de ce mot ?

Les nations en général, en particulier les nations latines, placent l’essence de la civilisation dans l’élément moral de la vie humaine, dans l’adoucissement des mœurs. A ceux qui entendent ainsi la culture humaine, les germanisans appliqueraient