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par conséquent, et à honorer la dignité des autres nations, en même temps que l’on sert la sienne propre, ne s’était pas éteinte en Allemagne avec Leibnitz et Kant. Permettez-moi, mon cher directeur, de vous faire part, à ce sujet, de quelques souvenirs personnels.

En janvier 1869, je fus envoyé à Heidelberg par le ministre de l’Instruction publique, Victor Duruy, pour y étudier, et pour y prendre connaissance de l’organisation des universités allemandes. L’Allemagne était pour moi le pays de la métaphysique, de la musique et de la poésie. Mon étonnement fut grand de voir qu’en dehors des cours il n’était question que de la guerre que la Prusse allait faire à la France. Invité à une soirée j’entendis chuchoter derrière moi. Vielleicht ist er ein franzôsischer Spion : « C’est peut-être un espion français : » tels furent les mots que je perçus. A la brasserie un étudiant s’asseoit près de moi. Il me dit : « Nous allons vous faire la guerre ; nous vous prendrons l’Alsace et la Lorraine. » La nuit, je voyais, de ma fenêtre donnant sur le Neckar, les étudians descendre la rivière, vêtus de leurs costumes corporatifs, sur un radeau illuminé, en chantant la fameuse chanson en l’honneur de Blücher, lequel « a appris aux Welsches la manière allemande. » Et, à l’Université même, les cours de Treitschke, où se pressait une foule surexcitée, n’étaient autre chose que des harangues enflammées contre les Français, des excitations à la haine et à la guerre. Voyant qu’il n’était question que de préparatifs de guerre, je revins à Paris dès les vacances de Pâques de cette année 1869, persuadé que les hostilités allaient éclater. Je retournai à Heidelberg peu de temps après, et appris à connaître d’autres personnes, d’autres centres d’idées. Je compris alors que l’opinion en Allemagne était partagée entre deux doctrines opposées. L’aspiration générale avait pour objet l’unité de l’Allemagne. Mais on ne s’entendait pas sur la manière de concevoir et de réaliser cette unité.

La thèse de Treitschke était : Freiheit durch Einheit, « la liberté par l’unité, » c’est-à-dire l’unité d’abord, l’unité avant tout, la liberté ensuite, plus tard, quand les circonstances permettraient d’y songer ; et, pour réaliser d’emblée cette unité, qui, actuellement, importait seule, l’enrôlement de l’Allemagne sous le commandement de la Prusse, en vue d’une guerre avec la France. Or, à la formule de Treitschke s’opposait celle de Bluntschli :