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grand, de beau, d’original que les créations du génie collectif, les œuvres impersonnelles, produit du peuple ou de la race. Cela s’étendait à tout, expliquait tout. C’était une sorte de mysticisme, une religion de l’inconscient. Le Peuple était déifié. Jamais on ne rendit un tel hommage à la puissance du nombre, jamais la philosophie ne s’humilia davantage devant le nouveau pouvoir qui venait de se lever. On commence aujourd’hui à revenir de cette illusion. Nous subissons moins qu’autrefois l’hypnotisme de la multitude. On ne rougit plus de croire à l’existence d’Homère. L’exemple d’Epinal vient à propos pour nous permettre de vérifier la théorie. Ici nous saisissons le phénomène à sa source ; on voit les ouvriers à l’œuvre ; les choses apparaissent toutes proches, dépouillées du prestige des lointains et des mots : c’est un grand avantage, et nous le devons à M. Perrout.

La première impression est qu’il n’y a aucun mystère. On peut s’exciter au lyrisme devant ce que nous connaissons mal, mais il faut en rabattre dès qu’on entre dans la boutique du bonhomme Pellerin. Les fantômes se dissipent. Au lieu de cette apparition du Peuple, que voyons-nous ? Un petit patron qui s’occupe avec deux ouvriers. Ces ouvriers eux-mêmes nous sont fort bien connus. Voici le grand Réveillé, l’ancien soldat de la Grande Armée, avec son éternel brûle-gueule et sa vaste barbe blanche ; c’est le vétéran de la maison et la première recrue du père Pellerin, qui lui mit de ses mains l’outil entre les doigts, et instruisit à manier le couteau du xylographe ces grosses pattes accoutumées à l’escrime à la baïonnette. Et voici le gros Geogin, le bras droit du patron, l’homme qui, plus de quarante ans, travailla, burina, tailla pour la maison, avec une patience heureuse et une sérénité imperturbable. Celui-là était un garçon d’une singulière adresse. Il s’amusait, dit-on, à construire des horloges dont tout le mécanisme, les mouvemens, les rouages, étaient en bois. En raison de son habileté, il travaillait à part des autres, séparé de ses camarades par un cabinet de verre. C’était un ouvrier d’élite : on le payait trois francs par jour.

Voilà un personnel aussi plébéien qu’on peut l’être, des fils de voiturier, de couturière, vivant en artisans, ayant de leurs pareils les idées, les sentimens, les habitudes, le salaire. C’est le peuple qui parle au peuple. Pourtant, rien d’anonyme : ces