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9 septembre.

6 heures du soir. — Un court instant de liberté, alors qu’il faudrait des heures pour parler de cette journée.

Nos voitures sont revenues de Meaux, à huit heures du matin. Je croyais avoir entrevu la guerre dans l’affolement des départs aux gares de Paris, dans l’apparition et les témoignages de dames de la Croix-Rouge qui avaient dû fuir Rethel en pleine nuit, avec leurs blessés. Ce n’en était, si je puis dire, que des effets réflexes. Aujourd’hui, j’en ai sous les yeux les effets directs et immédiats. Un par un, l’on nous apporte, sur des brancards, les couvertures, presque funèbres, qui entourent les victimes des combats d’avant-hier. De ces paquets sanglans, que nous entrouvrons avec des précautions infinies, émergent de grands corps aux membres mutilés, des faces douloureuses et résignées de pauvres Africains. Tous, des tirailleurs. Dans le nombre, deux Français, les vingt autres sont Arabes ou nègres : Tunisiens, Algériens, Marocains et Sénégalais. Leur numéro matricule est, pour la plupart, tout ce qu’ils connaissent de français ; c’est avec cela que nous les identifions. Deux gradés, un soldat de 1re classe et un caporal, sont un peu plu » savans et nous aident près de leurs compagnons.

Je ne sais s’il est régulier d’appeler gradé un soldat de 1re classe, mais c’est juste, en tout cas, pour l’Arabe auquel je pense. Sa compagnie, raconte-t-il, a chargé trop tôt, sous le feu de l’artillerie allemande, bien avant que la française eût préparé le terrain (toujours même abus d’héroïsme) ; ils sont tombés tous, à l’exception de trois. Notre héros, étant soldat de 1re classe, a rallié ses deux camarades et les a conduits à une autre compagnie. Blessé à la cuisse, il a continué de se battre jusqu’à ce qu’un éclat d’obus lui eût cassé le bras.

Un autre tirailleur, un cycliste, originaire de la Drôme, qui vient d’arriver seul, a eu la main droite brisée. Ne pouvant plus se battre, il est parti sur sa bicyclette à la recherche d’un poste de secours, et n’en a trouvé qu’à Paris !

A la salle des Anglais, qui sont déjà mieux, je raconte l’arrivée de nos blessés africains et la bataille de Meaux. « C’est à partir de Meaux, leur dis-je, que les Allemands ont commencé de reculer, et cela grâce à vous, qui les avez arrêtés là. » Une flamme de joie brille dans leurs regards, surtout quand j’ajoute