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Une rudesse d’accueil, un ton bourru. Il vivait loin du monde et, sans doute par ressouvenir de ses « aïeux » artisans, il avait tenu à prendre un métier manuel. On sait qu’il imprimait lui-même ses Cahiers de la Quinzaine où ont paru le Jean Christophe de M. Romain Rolland, Dingley, — les Hobereaux des frères Tharaud, et les Souvenirs, d’une si émouvante simplicité de M. Maxime Vuillaume, et toute l’œuvre de Péguy lui-même. Il apportait à ce travail d’ouvrier une ferveur quasiment mystique. Lui aussi il avait la superstition, disons mieux, le culte de l’ » ouvrage bien faite. » Jamais de fautes d’impression dans les Cahiers ; un papier de chandelle, mais pur chiffon, dont il disait avec fierté et malice à la fois : « Dans vingt ans, on ne lira plus que nous : il n’y a que nous qui durerons. » Quelque chose de solide, d’indéchirable, de rude et de sain, comme du pain bis.

Du paysan il avait encore certains défauts, une « manière peuple » qu’on retrouve dans ses livres, une lourdeur, un manque de discrétion et de réserve : il s’étale avec complaisance, entretient le public de ses affaires, ne se doute pas que le « mo! » soit haïssable. Il a contre ceux qui se mettent au travers de sa route des colères toutes plébéiennes. Toute une partie de son œuvre est de pamphlet. Son biographe, M. René Johannet, dit très justement à ce propos : « Les gens du peuple possèdent au suprême degré le génie spécial de l’injure, de l’apostrophe, de l’imprécation. Leur fécondité verbale s’épanouit alors en trouvailles si truculentes que le rire éclate de lui-même. Le paysan Péguy ne fait pas exception à la règle. Quand il éreinte quelqu’un, il l’éreinte sans ménagement, il le fouaille, il le culbute, il le tarabuste sans pitié. Il lui confère des postures ridicules. Il le pare de qualités saugrenues. Il lui prête de grotesques attributs. Il devient féroce. Il tape. Jamais bas. Ironique jamais. Comique toujours. Il tape à coups redoublés. On croit que c’est fini. Ça recommence. Et ça dure des centaines de pages [1]. » Il avait enfin du paysan la roublardise. Il y avait de l’habileté dans sa gaucherie, de l’arrangement dans son originalité. Sa phrase, débarrassée de ses interminables répétitions, de ce ressassement qui fait songer au rabâchement de certaines gens du peuple redisant vingt fois les mêmes choses avec les mêmes mots, ne serait peut-être que la phrase de n’importe quel bon écrivain. Je dis : bon écrivain. Je me souviens qu’à l’Académie, lorsqu’il fut question de décerner à Péguy un de nos grands prix, quelqu’un critiqua son style. Jules Lemaître prit alors la parole. Il insista sur ce point que le vocabulaire

  1. Péguy et ses cahiers, par René Johannet (Bibliothèque des Lettres françaises).