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retenti à travers tous les siècles de la chrétienté : car il savait, et ce qu’il savait, c’est que son propre sacrifice, l’immolation de sa chair était impuissante à sauver les damnés. Autre objection : le reniement de saint Pierre. Jeanne proteste que jamais elle n’aurait renié Jésus. Des chevaliers, des paysans français ne l’auraient pas abandonné ; mais ses disciples, mais les apôtres l’ont abandonné ! A quoi Madame Gervaise répond, avec un incontestable bon sens : « Ils étaient les premiers chrétiens. C’était pas facile d’être les premiers chrétiens. » Que Jeanne se tienne en garde contre l’Orgueil ! L’Orgueil est l’arme de Satan, il est Satan lui-même... Tout le livre est une méditation grave, pieuse, souvent profonde, sur la Communion des saints, sur l’Église. Péguy a mis en œuvre cette idée, grandement chrétienne, que la vocation est une chose involontaire, fatale, à laquelle on résiste, une grâce. Sa Jeanne d’Arc est une sainte malgré elle.

Au centre du livre se trouve un morceau capital, une « Vie de Jésus, » étonnante à la date où elle fut écrite, vie populaire qu’on croirait plutôt détachée d’un Mystère du moyen âge, et qui fait songer à un retable du XVe siècle. C’est la vie de Jésus telle que peut la concevoir, en tout pays et en tout temps, un cerveau populaire ou paysan, telle que se la représentait la mère de Villon et, sans doute aussi, la grand’mère de Péguy. Ces braves gens imaginent Jésus comme un des leurs et qu’ils auraient voulu connaître. C’était un compagnon charpentier ; il travaillait chez son père, dans la bonne odeur du bois fraîchement coupé dont on enlève l’écorce comme la pelure d’un beau fruit. Il avait été bon fils, bon camarade, aimé de tous, jusqu’au jour où il commença sa mission. Mais depuis ce jour-là il eut tout le monde contre lui, tout le monde et le gouvernement, ce qui est toujours une mauvaise affaire. « Qu’est-ce qu’il avait donc fait à tout le monde ? Je vais vous le dire : il avait sauvé le monde. » Sa mère, il lui avait donné autrefois tant de contentement ! Mais depuis qu’il avait quitté la maison, rien que du souci. Elle disait à Joseph que ça finirait mal, qu’il se faisait trop d’ennemis, qu’il avait humilié les docteurs, et qu’il aurait dû se méfier : les docteurs sont gens qui ont de la mémoire : c’est même pour cela qu’ils sont docteurs. Maintenant, c’était le Calvaire, celui de son fils et le sien. « Elle pleurait, elle pleurait, elle en était devenue laide. Elle, la plus grande ; Beauté du monde. La Rose mystique. La Tour d’ivoire. Turris eburnea. La Reine de beauté. En trois jours elle était devenue affreuse à voir. Les gens disaient qu’elle avait vieilli de dix ans. Ils ne s’y connaissaient pas. Elle avait vieilli de plus de dix ans. Elle savait, elle sentait bien qu’elle avait vieilli de plus