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humanité. » Cette culture héritée des anciens, c’est ce que nous appelons d’un mot : la civilisation. Et c’est le patrimoine que la France a pour mission de représenter dans le monde moderne et de défendre. Les Grecs ont sauvé la civilisation aux Thermopyles ; les Romains l’ont sauvée, dans les guerres puniques ; Péguy avait prévu que prochainement encore les Français auraient à faire reculer la barbarie. Avec une remarquable lucidité d’esprit, il avait à l’avance désigné le champ de bataille. Il écrivait en 1905 : « Plus que jamais la France est l’asile et le champion de toute la liberté du monde, et toute la liberté du monde se jouera aux rives de Meuse, aux défilés d’Argonne, ainsi qu’aux temps héroïques, à moins que ce ne soit aux rives de Sambre... et veuillent les événemens que ce soit Valmy ou Jemmapes ; ou à quelque coin de la forêt de Soignes, et veuillent les événemens, si ce doit être Waterloo, que ce soit au moins un Waterloo retourné ! » Lignes prophétiques qu’il est singulièrement émouvant de relire aujourd’hui ! Elles donnent à la mort de Péguy toute sa signification. Ce défenseur de notre culture, de notre passé, de notre religion, a compris qu’un jour la France devrait défendre, les armes à la main, tout ce riche trésor, parce qu’il faut toujours en venir à la décision des armes. C’est pourquoi depuis dix ans il sonnait le ralliement. Il relevait, il raffermissait les courages qu’avait tenté de dissoudre un coupable humanitarisme. Il rapprenait à ces jeunes Français tout à la fois, la beauté de notre tradition littéraire et la grandeur de notre tradition militaire. Comme il les entraînait dans la vie quotidienne, il les a entraînés à la bataille. Il les a menés au feu. Il est tombé au champ d’honneur. Mais la mort qui l’a frappé n’a pas interrompu son œuvre : elle la complète, elle l’achève, elle la multiplie à l’infini ; car le sang d’un brave n’est pas une rosée stérile, et sur cette terre de France où le paysan Péguy est tombé pour la foi, pour les vertus familiales, pour l’idéal artistique et littéraire de chez nous, un jour refleuriront plus saines et plus vigoureuses les plantes qu’il a arrosées de son sang.


RENE DOUMIC.