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L’ALSACE EN 1814 ET EN 1914.

de se voir en proie à l’invasion et à la ruine qui allait en résulter, les soins généreux dont ils nous comblèrent. En route et dans nos haltes, ils accouraient ; ils nous apportaient leur vin, leurs vivres et en refusaient le prix. Le soir, à notre arrivée dans les cantonnemens choisis, ils s’emparaient des hommes et des chevaux, ils se les disputaient… D’autres les aidaient à barricader les avenues du côté de l’ennemi et à les garder ; d’autres encore, des vieillards, leurs bourgmestres en tête, s’offraient, à pied et à cheval, à mes instructions ; et toute la nuit ils allaient aux nouvelles, ils poussaient au loin des reconnaissances. Leurs courses étaient rapides, leurs investigations audacieuses, leurs rapports exacts. Nous fûmes enfin bien mieux éclairés et gardés par eux que nous n’eussions pu l’être par nous-mêmes. Il n’y avait certes pas de meilleurs, de plus généreux, de plus braves Français dans toute la France. » Et Ségur, un peu plus loin, raconte l’histoire de cet exprès qui vient de Molsheim lui annoncer la retraite de Victor sur la Lorraine. « Je calculai la distance que ce paysan disait avoir parcourue. C’étaient douze grandes lieues en moins de cinq heures ! Cela me parut invraisemblable, quel que fût le zèle de ces braves gens, en sorte que, tout en donnant l’ordre aux régimens de se reployer sur la montagne, je fis garder à vue ce pauvre homme jusqu’à Saverne, où, son rapport s’étant confirmé, je lui rendis la liberté avec excuses, éloge, argent et tout ce qui pouvait le consoler[1]. »

Après la retraite de Victor, chargé par Napoléon de défendre l’Alsace, défense impossible avec les forces qu’il pouvait lui donner, l’Alsace se défendit seule par une guerre de bandes franches que le roman et la légende ont grossie. Elle se

  1. Mémoires du général comte de Ségur (édit. de 1895, t. III, chap. V.) Le beau 1814 d’Henry Houssaye, le livre remarquable et actuel du commandant Lefebvre de Béhaine, Napoléon et les Alliés sur le Rhin, touchent à peine à l’Alsace. L’ouvrage capital de M. Arthur Chuquet, l’Alsace en 1814, auquel je ne saurais assez dire ici tout ce que je dois, est complété par une série de documens du plus haut intérêt sur l’Alsace d’alors publiés et commentés par l’historien dans le volume l’Année 1814 (Fontemoing, p. 213-277.) Les événemens alsaciens de 1814 forment le sujet de deux célèbres romans nationaux d’Erckmann-Chatrian, l’Invasion et le Blocus. M. Chuquet relève l’inexactitude qu’une histoire minutieusement documentée montre dans ces récits. Il a raison. Mais si le conteur populaire « romance » beaucoup, il apporte, pour la peinture de la vie, des sentimens et du caractère de l’Alsace, un document précieux même, pour l’histoire. Sur l’œuvre alsacienne d’Erckmann-Chatrian, je renvoie à une appréciation très juste de M. Paul Acker (ouv. cité.)