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passer par l’Alsace. Les officiers doivent éviter Strasbourg ; le roi de Wurtemberg l’ordonne expressément. Dans une pièce qui s’intitule Chant de honte du soldat qui retourne au foyer, le poète Rückert a traduit d’une façon curieuse et significative les sentimens et l’humiliation du guerrier allemand parti pour la gloire et la conquête : « Ô honte ! Par les villages il faut défiler en rangs serrés, et, s’il manque un de nous, c’est qu’un paysan l’a tué. Notre marche victorieuse serait-elle une fuite ? Toute la France nous raille, et toi, Alsace, race dégermanisée, tu nous railles aussi, ô dernière des hontes[1] ! »

Il y a pour l’Alsace un aveu précieux, arraché par l’évidence, dans ce Schmachlied du poète allemand Rückert. Mais voyez-vous aussi poindre, avec l’irritation qu’elle doit susciter, cette moquerie de l’Allemand, qui est de date relativement récente, et qui, avec la caricature qu’elle a engendrée, a été souvent l’affirmation d’une culture, la revanche du vaincu et l’arme la plus redoutée du vainqueur ?

1814, 1914 : exactement novembre 1913. Cent ans plus tard, toujours l’Alsace et des guerriers allemands en Alsace. L’Alsace, qui n’a point sujet de rire, rit encore. Ces guerriers ne sont plus de passage ; à demeure, ils « occupent » vraiment. Comment ils occupent, l’affaire de Saverne, une affaire de rien du tout, une histoire de caserne et de petite ville, suffit à le montrer.

La plus paisible des petites villes d’Alsace, d’apparence la plus germanisée. La première, quand on venait de France. Du col de Saverne, découvrant la plaine d’Alsace, le Grand Roi aurait dit : « Quel beau jardin ! » Et Gœthe, montant la côte de Saverne, en sens inverse, a exprimé son enthousiasme. À l’entrée du jardin, on appelait Saverne la « cité des roses ; » on ne considérait pas en Alsace qu’elle dût apporter une très vigoureuse résistance à l’élément immigré allemand qui y était assez nombreux. La caserne, un château français du XVIIIe siècle, construit par les cardinaux de Rohan, évêques de Strasbourg. Dans les casernes, des recrues alsaciennes ; les officiers qui tiennent les propos que vous savez. L’Alsace, qui rit d’abord à Saverne, c’est quelques gamins.

  1. Cité par Chuquet, l’Alsace en 1814, p. 373-374.