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vie, son œuvre, par M. Jean-Pierre Barbier ; cette année, un gros volume, Victor Hugo et Juliette Brouet, par M. Louis Guimbaud [1]. M. Barbier a donné une esquisse ; M. Guimbaud, le portrait. Nous possédons maintenant tous les documens relatifs à Juliette et son « œuvre, » composée d’un essai sur l’insurrection de février 1848, d’un journal écrit à Jersey, enfin d’une profusion de lettres adressées par elle à Victor Hugo. Pendant les journées révolutionnaires, elle notait avec simplicité ce qu’elle voyait, ce qu’on lui racontait. Son récit n’est pas ennuyeux : « A deux heures (le 22 février), on vient me chercher pour me dire que Toto harangue le peuple... » Toto, c’est le poète. Le journal de Jersey ne s’étend que sur vingt-sept jours. Quant aux lettres, il y en a vingt mille : M. Guimbaud ne les a pas toutes publiées. Victor Hugo voulait que Juliette lui écrivît à chaque instant, plusieurs fois le jour, et la nuit. Ce fut, premièrement, pour occuper cette jeune femme et lui ôter un périlleux loisir ; ensuite, je crois qu’il n’était point fâché de laisser à l’avenir ce témoignage d’une passion soutenue et qui le flattait.

En 1833, Juliette est charmante. Elle a vingt-six ou vingt-sept ans. Théophile Gautier vante son nez « pur, » ses yeux « diamantés et limpides, » sa bouche qui reste petite, « même dans les éclats de la plus folle gaieté, » ses cheveux noirs, un front « clair et serein comme le fronton de marbre blanc d’un temple grec.. » Mais il compare aussi à un fronton de temple grec le front d’Hugo !... C’est à la demande du Maître que l’obligeant Gautier trace cette effigie d’une déesse. Nous nous fierons de préférence à une lithographie que Léon Noël a publiée dans l’Artiste. Un petit visage blanc et noir, d’un ovale gracieux : noirs les cheveux, et lustrés, et coiffés à la vierge, avec des nattes posées sur la gauche comme des grappes de raisins noirs ; une papillote revient, le long du cou, sur l’épaule ; noirs, les yeux, et grands ; la bouche est grande et bien dessinée, la figure est mince, d’une tempe à l’autre. L’air a de la mélancolie et de la gaieté toute prête. Une jolie fille ; une grisette un peu sentimentale. Et de belles épaules, des mains parfaites. Les robes d’alors, très décolletées ; des manches qui partent plus bas que l’épaule et qui se gonflent comme des ballons. De l’entrain ; la plus aimable liberté. On la rencontre au boulevard du Temple et dans les endroits de fête élégante, au Café des Mousquetaires, aux Funambules, au Petit-Lazari, au Jardin turc. Elle s’amuse. Elle a été la maitresse de Pradier le sculpteur, qui a du talent, qui est

  1. Le premier de ces volumes, chez l’éditeur Bernard Grasset ; le second, chez l’éditeur Auguste Blaizot.