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à revoir le texte à tête reposée, et obtient que la signature définitive n’aura lieu que le lendemain.

Le dimanche 26 février, M. Thiers et Jules Favre gravissaient pour la dernière fois le calvaire de Versailles. Il était une heure et demie quand, rue de Provence, ils entrèrent dans la maison de Mme Jessé. L’attente fut longue. A quatre heures seulement arrivèrent le comte de Bray-Stainburg, le baron de Wechter, MM. Mittnacht et Jolly qui représentaient la Bavière, le Wurtemberg et le grand-duché de Bade, alliés de la Prusse, faisant partie de l’empire allemand et ayant droit à revêtir de leurs signatures le texte du traité préliminaire. La lecture des deux expéditions dura une heure, et pendant ce temps le chancelier, en proie à une satisfaction trop visible, se balançait sur sa chaise et faisait craquer ses gros doigts. Quand la lecture fut terminée, il présenta à M. Thiers une plume d’or que des dames de Berlin lui avaient offerte. Le chef du pouvoir exécutif s’approcha d’une petite table à jeu où était placé le traité, en face de la pendule où un diable malicieux, debout sur le socle, semblait ricaner, pendule que le chancelier voulut, mais en vain, obtenir de Mme Jessé pour la rapporter comme un trophée à Varzin. M. Thiers écrivit lentement et très clairement son nom et Jules Favre lui succéda, imitant sa gravité silencieuse. Bismarck se contenta de tracer, de sa grande écriture, « Von Bismarck, » et les quatre autres plénipotentiaires inscrivirent leurs noms à leur tour, celui de la Bavière en tête.

Alors le chancelier invita très courtoisement M. Thiers et Jules Favre à diner. Les deux négociateurs refusèrent cette invitation et regagnèrent leur voiture où Bismarck avait cru devoir faire placer un beau panier de victuailles qui fut également refusé... Il était sept heures du soir. Paris, où rentraient, après une journée douloureuse entre toutes, le chef du pouvoir exécutif et le ministre des Affaires étrangères, était prodigieusement tranquille. M. Thiers revenait de Versailles calme en apparence, mais le cœur serré, les yeux gros de larmes, sous le coup de l’émotion la plus vive qu’il eût ressentie de sa vie. Il avait dû céder à la force et constater, comme il le répéta plus d’une fois, que la victoire n’était pas plus sensée que la défaite. « Telle a été notre conduite. Messieurs, dit-il en prenant congé des membres du second Bureau. J’ai engagé, comme vous venez de rapprendre, toute ma responsabilité. A vous et à vos