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REVUE LITTÉRAIRE

VOLTAIRE EN PRUSSE [1]

En 1758, vers l’automne, Voltaire demeurait aux Délices, bien agréablement. L’abbé Xavier Bettinelli alla le voir et le trouva dans son jardin, fort content de recevoir, disait-il, un Italien, un jésuite, un Bettinelli : « C’est trop d’honneur pour ma cabane !... » Et il faisait gentiment le modeste ; il affectait de n’être qu’un paysan, montrait son bâton, qui avait un boyau à l’un des bouts et une serpette à l’autre : « C’est avec ces outils que je sème mon blé, comme ma salade, grains à grains ; ma récolte est plus abondante que celle que je sème dans les livres pour le bien de l’humanité... » Il portait une grande houppelande qui l’emmitouflait jusqu’aux pieds et, sur la tête, un bonnet de velours noir qui descendait jusqu’aux yeux, laissant passer les bouts de la perruque, le nez et le menton pointus. Il souriait, vantait son bonheur, son beau lac Léman, les montagnes qui le garantissaient contre les vents du Nord, se comparait à Catulle qui, auprès du lac de Garde, composait de belles élégies : « Moi, je fais ici de bonnes géorgiques. » Le jardinage, la culture des oignons et des tulipes, la surveillance des maçons, la discussion des baux et fermages, autant de plaisirs, sans compter l’orgueil de manger ses légumes, ses œufs, de boire son vin, de produire le chanvre et le lin de ses chemises, la soie de ses bas. Et la grosse Mme Denis était là. Bettinelli avait vu cette rareté, un homme de génie fort satisfait.

Voltaire, à cette époque, est toute bonhomie, aménité, gracieuseté. Il possède deux biens qu’il a toujours considérés comme la condition de la félicité en ce monde et qu’il n’a point acquis sans peine : la fortune

  1. Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire, écrits par lui-même, avec notice et notes de M. René Descharmes, Conard, éditeur.