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modernes, depuis Alexandre et la Rome impériale jusqu’à Charles-Quint et Napoléon, sans parler du Grand Mongol et du Grand Turc. Que cette conception usée, ce rêve gothique ou d’ancien régime, ait pu naître, se développer, s’emparer enfin du cerveau de 67 millions d’hommes qui, sur le terrain commercial, se montrent novateurs, cela prouve combien le monde politique retarde sur le monde économique.

Dire que la force prime le droit, qu’une signature au bas d’un engagement n’est qu’un chiffon de papier et que la fidélité à la parole est une sottise, c’est exprimer des idées surannées, contre lesquelles toute la civilisation a été lentement construite et qui ont complètement disparu des relations privées. Le monde économique a créé la sûreté, la fidélité, l’honnêteté obligatoire. Ce qui prouve l’anachronisme de l’Allemagne, en folie de puissance, c’est que cette superbe machine à combattre demeure isolée dans un monde las de combattre. Seules l’Autriche et la Turquie, ou mieux les cours de Vienne et de Constantinople, demeurent attachées à l’ancien ordre des choses ; ce sont, en effet, des « souverainetés » plutôt que des « nationalités ; » la marche du monde désagrège leurs collections artificielles de territoires.

Les ambitions de la France et de ses alliés dénotent une mentalité tout autre et sont d’un ordre tout différent. Cette guerre où fourmillent les plus étonnans contrastes, où le civilisé, soudainement désorbité de sa vie ordinaire, offre de sublimes exemples d’héroïsme et des traits hideux de férocité, a pour effet d’unir sous une même bannière les deux sortes de gens aussi opposés, semblait-il, il y a six mois, que l’eau et le feu : les belliqueux et les pacifistes, puisque c’est la guerre au fléau de la guerre, l’extermination du militarisme. C’est pour imposer à tous la paix que nos frères meurent et tuent ; ils ne se battent que pour mettre fin aux batailles. Ce qui semblait naguère le rêve des insensés est devenu la volonté raisonnée des sages et, par une vue toute nouvelle dans l’histoire, la conquête ici visée les armes à la main, c’est celle du désarmement.

La politique et les plans de chacun des Alliés se sont à ce sujet manifestés à la face de l’Europe depuis nombre d’années : chez eux, ce ne sont pas des particuliers bien intentionnés, mais sans mandat, ou des philosophes humanitaires, qui ont préconisé