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droit des gens, le principe par lequel les populations d’un territoire cédé devaient être consultées par un vote sur leur propre sort. Ce discours fut vivement applaudi. Mais après lui, Vacherot, Louis Blanc, Jean Brunet, Millière et Arago fatiguèrent l’Assemblée par des lieux communs ou par des redites.

Buffet vint lire alors, au nom de ses collègues des Vosges, une protestation contre toute annexion qui, à leurs yeux, ne pouvait créer aucun lien de droit pour l’avenir. Ces députés n’acceptaient pas la responsabilité de l’annexion ; cependant, ils étaient forcés de s’abstenir sans aller jusqu’au rejet des Préliminaires, car ils reconnaissaient loyalement l’impossibilité de soutenir la lutte. Keller fut d’un avis tout différent. Il le dit en termes ardens, en paroles vibrantes qui trouvèrent un écho dans cette malheureuse Assemblée forcée, la mort dans l’âme, de subir la loi des circonstances. « Nous voulons être Français, criait-il, et nous resterons Français, car il n’y a pas de puissance au monde qui puisse nous empêcher de le rester. » Si l’Assemblée se décidait à ratifier le traité, il en appellerait à Dieu le vengeur des justes causes ; il en appellerait à la postérité qui les jugerait les uns et les autres ; il en appellerait à l’épée des gens de cœur qui déchirerait ce détestable traité… Cet appel a enfin été entendu. Le cri d’Émile Keller s’est prolongé pendant quarante-quatre ans. Quelques jours peut-être et tous les Alsaciens-Lorrains pourront répéter ce qu’affirmait en 1871, à Bordeaux, avec tant d’émotion, leur noble représentant. Le général Joffre a eu raison de dire tout récemment aux Alsaciens accourus à Thann : « Vous êtes Français pour toujours ! » Sa parole a été pour l’Alsace, vouée encore à de rudes épreuves, une véritable consolation.

L’Assemblée était sous l’impression du discours de Keller, quand M. Thiers prit la parole pour défendre le projet. « Je me suis imposé, déclara-t-il aussitôt, une des plus cruelles douleurs de ma vie… » et, ce disant, il s’arrêta profondément ému. Son attendrissement sincère gagna tous ses collègues qui l’applaudirent avec une pitié touchante. Dans la salle, sur tous les bancs aussi bien que dans les tribunes, on ne voyait que des visages baignés de larmes… Ah ! quelle séance, quelle séance que celle-là ! Que Dieu nous épargne jamais le retour de telles tristesses, de tels déchiremens, de telles angoisses !… Comment avons-nous pu alors y survivre ?