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soir, il contemplait les couchers de soleil, écoutant les cloches de Saint-André, « dont les beaux sons lui donnaient une vive émotion, ou le bruit de la pompe de la place Grenette, quand les servantes pompaient avec la grande barre de fer. » Et par les nuits d’été, tandis que son père, « peu sensible à la beauté des étoiles, » s’enfermait avec la terrible Séraphie, il demandait au docteur Gagnon de lui parler des constellations... Nulle part on ne se sent plus près de lui que sous l’ombrage léger de ces vignes qu’il vit planter et où ses fidèles peuvent encore, comme le dit M. Debraye, cueillir, l’automne venu, une grappe de raisin à la « treille de Stendhal. »

Toujours nous émeuvent les lieux où vécut un écrivain célèbre, surtout lorsqu’ils servirent à façonner sa sensibilité. Une ville, un paysage, qui n’eurent aucune influence sur l’esprit d’un mathématicien ou d’un philosophe, prennent souvent une importance décisive chez un poète ou un romancier. Mais jamais cette empreinte des choses ne fut plus forte que chez Stendhal qui, jusqu’à la fin, revécut ses impressions de jeunesse. Comme l’a établi M. Léon Blum, « le vrai Stendhal, c’est celui de l’éveil à la vie. » Jamais ne s’effacèrent ses premiers souvenirs. Il n’avait qu’à évoquer cette terrasse pour entendre encore le glas funèbre sonné le jour de l’enterrement de sa mère, emportée « à la fleur de la jeunesse et de la beauté, » et pour se rappeler, comme si elles dataient d’hier, les folies qu’il commit au cimetière, quand il s’opposait à ce qu’on jetât des pelletées de terre sur la tombe et criait qu’on lui faisait mal à lui-même, exprimant ainsi cette touchante idée qu’une mère n’est jamais tout à fait morte, puisqu’elle vit dans le cœur de son fils.

Sur cette terrasse aussi frémirent, herbes folles ondulant au vent, ses rêves d’adolescent et ses premiers émois d’amant. Quand le soleil de midi trouait les branchages d’immobiles rais d’or, le jeune Beyle voyait danser devant lui, en un étrange pêle-mêle, d’imprécises silhouettes : sa petite amie Victorine, Mlle Vignon, pareille avec ses gros yeux rouges à un lapin blanc, la Fanchon, l’élégante nonne du couvent de la Propagation, la belle Mme de Montmort, qui avait inspiré Choderlos de Laclos, d’autres encore, et surtout cette Mlle Kably, immortalisée, à défaut de talent, par l’inconscient désir de Stendhal, qui défaillait presque quand il l’apercevait venant vers lui, à travers