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sang. Plusieurs de ces montagnes, Marmolada, Monte Cristallo, Cima della Pala, Rosengarten, approchent ou dépassent trois mille mètres. Leurs sommets, aux formes de bastions, de dômes ou d’aiguilles, comme « les tours de Vajolet, » évoquent un décor d’opéra, l’embrasement de quelque fantastique Walhalla. A leurs pieds s’allongent des vallées étroites où s’abritent parfois de petits lacs aux eaux vertes, comme le Karersee, le Dürrensee et le lac de Misurina. Le massif montagneux, poussant au Sud ses contreforts jusqu’au lac de Garde, se prolonge à l’Est par les Alpes Juliennes, le pays du Titien, dont on peut découvrir le contour du haut des campaniles de Venise ; il surplombe l’extrémité de l’Adriatique, dominant la rade de Trieste et les cyprès de Miramar. Puis il étend dans la mer ses derniers soulèvemens par la presqu’île de l’Istrie. Tel est le domaine de l’Italia irredenta.

Je ne me permettrai pas de décider si, géographiquement, ce pays se rattache à l’Italie. La géographie est une personne bien complaisante pour les diplomates. A vrai dire, « les frontières naturelles » seront toujours discutables, car la nature ne s’est guère préoccupée de frontières. Entre le Tyrol allemand et le Tyrol italien ne s’élève pas une chaîne de montagnes unique pour les séparer ainsi qu’une barrière ininterrompue, mais une série de massifs et de vallées le plus souvent orientés du Nord au Sud et communiquant par des cols facilement accessibles. La ligne de démarcation que l’on tracerait de l’Est à l’Ouest, à mi-chemin de Botzen et de Trente, n’irait donc pas sans quelque arbitraire ; cependant on ne saurait imaginer de limites d’Etats plus artificielles que celles qui existent actuellement entre le Trentin et l’Italie. Pour aller, par exemple, de Toblach à Misurina et Cortina, en suivant la même vallée, il faut franchir deux fois des postes douaniers, et, plus au Sud, au lac de Garde, la frontière qui en coupe la partie supérieure ne parait pas établie moins arbitrairement.

Mais ce n’est pas seulement sur la géographie que se fondent les revendications des irrédentistes ; ils invoquent aussi la « nationalité » et l’histoire. La théorie des nationalités, qui, succédant à la théorie des frontières naturelles de la Révolution, inspira l’évolution politique de l’Europe dans la seconde moitié du dernier siècle, n’a toutefois jamais réussi à définir les signes auxquels se reconnaissait une nation. Est-ce le langage, la foi, la forme du crâne ou le désir de vivre sous un même gouvernement