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d’habitans, s’il est assez fort pour fixer les prix à l’avance, limiter les achats, réquisitionner les réserves, restreindre l’éclairage, rationner le pain. Ainsi que la logique seule permettait de le prévoir, quelques difficultés pratiques ont déjà été rencontrées. Docilement les bourgeois allemands ont apporté leur or, livré leur pétrole, fourni leurs métaux. Mais, le jour où le gouvernement a édicté des prix maxima, l’inévitable danger de telles interventions n’a pas tardé à se manifester. D’une part, on n’a pu décider le peuple à économiser réellement une substance dont la disette ne lui apparaissait pas sous la seule forme qui soit tangible pour un esprit simple, par une augmentation de prix. D’autre part, les commerçans ont renoncé à employer leur outillage et leurs relations pour faire venir des matières qu’ils auraient été obligés de vendre au-dessous du prix coûtant. Ce qu’ils tenaient en réserve, ils se sont efforcés de le garder caché pour attendre des cours plus élevés. Dans un autre domaine que le nôtre, celui de l’alimentation, les minotiers ont reproché aux marchands de grains de ne plus rien leur fournir à moudre, et les consommateurs se sont plaints des minotiers qui n’apportaient plus leur farine sur le marché. Les éleveurs, auxquels on a interdit de nourrir leur bétail avec le grain de leur récolte, ont préféré abattre leurs bêtes en masse plutôt que d’être exposés un jour à les vendre à perte. Pour les métaux, on exercera sans doute un contrôle plus facile et plus direct sur des consommateurs plus localisés ; mais on n’obtiendra pourtant pas d’un commerçant qu’il entre en concurrence à New-York avec les acheteurs russes et anglais, si on lui assigne d’avance un prix de vente déterminé. Plus les prescriptions se multiplieront et deviendront rigoureuses, plus la confiance que l’on a entretenue artificiellement dans le peuple allemand s’affaiblira. Avec cette lutte instituée à coups de décrets contre ceux qu’il est trop facile d’appeler des accapareurs, on entre dans un cercle vicieux où, tôt ou tard, fatalement, on finit par étouffer.


L. DE LAUNAY.