Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 25.djvu/630

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais inutile de nous leurrer : l’épreuve de l’autre est définitive ; il restera toujours dans la nuit. Lorsqu’il le saura, mon Dieu, inspirez-moi les paroles de résignation. Pour consoler, je me sers plus des regards que des mots. Comment faire avec qui ne voit plus ?


2 novembre.

En voilà un autre qui est arrivé aujourd’hui à deux heures, et que l’on me signale comme fort exposé à une subite aggravation. Extérieurement, il n’y paraît pas ; et nous pouvons causer, « J’étais, me raconte-t-il, à l’hôpital militaire d’Arras depuis le 4 octobre, blessé au bras, et la jambe cassée. Les derniers temps, on nous bombardait tous les jours ; un médecin, une sœur, une infirmière ont reçu des éclats d’obus ; l’hôpital civil a eu une vingtaine de tués. Jeudi soir, il a tout de même fallu évacuer. J’ai été, moi, avec d’autres, dans une carriole ; on est secoué, là dedans. Nous arrivons dans une ferme vide, où il n’y avait rien à boire ni à manger ; on y reste deux jours, couchés sur la paille. On a ensuite pris le train, jusqu’à l’endroit où votre auto nous a ramassés. — C’était à Aubervilliers. Comment vont vos blessures ? — Mon bras est guéri. Ma jambe allait beaucoup mieux ; les voyages me l’ont démolie. Maintenant, c’est bien ; on me l’a arrangée. »

Je profite de cette remarque pour l’encourager, insistant sur la science et le dévouement de nos médecins, de nos infirmières. Mais lui, pour le moment, ne voit qu’une chose, la fin du cauchemar : « Sûrement qu’on est bien ici ; on n’y entend plus le canon. » Il n’a fait que se battre dans les deux premiers mois ; et, depuis, à l’hôpital, il entendait sans cesse la bataille. La Bassée, centre d’une lutte si furieuse, est à quatre kilomètres d’Arras ; et sur Arras même les obus pleuvent à jets continus : « Il y en a un qui a fait tomber la cloison de verre à côté de moi, dans la salle de pansemens ; j’en ai bien eu toute une brouette sur mon lit. » J’interroge les médecins. Sa jambe, qui allait guérir, demande à être amputée. Et son voisin, qui a traversé les mêmes infortunes, va probablement perdre un bras qui était sauvé. Quand nous lisons, dans les journaux, que les Allemands tirent sur les ambulances, voilà ce que cela veut dire, — sans compter ceux qui reçoivent de nouvelles blessures ou qui sont tués net.