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et lui donna, sans marchander, les deux mille thalers qu’il refusait à Winckelmann. A la table du prince de Zell, un soir, tous les convives étaient français ; et quelqu’un dit : « Monseigneur, c’est assez plaisant, il n’y a ici que vous d’étranger ! » Tard dans le XVIIIe siècle dure, en Allemagne, la domination spirituelle de notre pays : et Frédéric II le prouve. Quand on s’en aperçut, on se fâcha. Déjà Leibnitz, qui écrivait en français la Monadologie, réprimande ses contemporains comme ceci : « Nous avons érigé la France en parangon de tous les agrémens ; nos jeunes gens, voire nos jeunes princes, ont méconnu en conséquence leur propre pays et admiré par contre toutes les choses de France. Ils ont discrédité leur patrie auprès des étrangers et aidé eux-mêmes à ce discrédit : leur inexpérience a pris, pour les mœurs et pour la langue allemande, une répugnance qui leur reste même quand ils ont acquis de l’âge et de la raison. » Et ces étudians de Gœttingue, qui se révoltent comme je l’ai raconté, sont des patriotes éperdus. Ils refusent de tolérer plus longtemps le servage intellectuel que la suprématie française leur a imposé. Mais, dans leur révolte même, ils sont les disciples de nos révoltés. Et que feront-ils ? Rien.

Les deux époques les plus brillantes de la civilisation, de l’autre côté du Rhin, sont (dit M. Reynaud) celles où l’Allemagne « a été le plus étroitement dépendante de nos mœurs et de nos idées ; » et « la loi de son développement ne lui est pas intérieure : c’est la loi de la civilisation française qui devint celle de l’Allemagne. »

Mais, dira-t-on, l’Allemagne a ses poètes, ses philosophes ; elle a son originalité. Oui ! Et, quand on prouve que, depuis les origines, l’influence française a éduqué l’Allemagne, on n’entend pas que l’Allemagne soit inféconde et nulle : seulement, c’est un fait que l’intervention de notre pays l’a fertilisée. Elle a ses poètes ; et même, elle a sa poésie. Cela n’empêche pas que ses plus grands poètes ont reconnu leur dette envers la France ; et Gœthe s’écriait : « Comment aurais-je pu haïr les Français, un peuple auquel je dois une si grande partie de ma formation intellectuelle ? » Puis, elle a ses philosophes ; et il ne s’agit pas de nier la secousse que la philosophie a reçue d’Emmanuel Kant : à mon avis, on exagère la valeur de l’emprunt qu’a fait à Rousseau l’auteur des Critiques. Il n’en est pas moins vrai que la spéculation métaphysique a préludé en France, que l’admirable scolastique (si étrangement méconnue) passa de chez nous en Allemagne, que Leibnitz dépend de notre Descartes et que toute la philosophie allemande a été suscitée par l’œuvre de nos philosophes