Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 25.djvu/741

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous, Français, qui jetons aux vents cette définition : « La science n’a pas de patrie, » les Allemands professent hautement que la patrie et la science se confondent. Fustel cite M. de Giesebrecht : « La science ne doit pas être cosmopolite, elle doit être nationale, elle doit être allemande. »

Le patriotisme historique est pour les Allemands la source et la raison d’être d’énormes contradictions. Ce qu’ils détestent dans autrui, ils l’exaltent chez eux. Fustel multiplie les exemples ; en voici un, dont la France a cruellement, et par deux fois, vérifié l’exactitude : « Ils ne peuvent pardonner aux autres peuples d’avoir quelquefois aimé la guerre ; ils ont de généreuses indignations contre les conquérans toutes les fois que les conquérans sont des étrangers, mais ils admirent dans leur propre histoire tous ceux qui ont envahi, conquis, pillé. »

Fustel développe avec force une idée profonde : la science allemande n’est jamais désintéressée. Elle est une arme. Elle met la main sur l’Alsace et la Lorraine, vingt ans avant que les armées se lèvent pour les conquérir. Fustel saurait aujourd’hui que l’audace de ces savans a fait parfois reculer le plus audacieux diplomate. Dans un mémoire adressé par Treitschke à Bismarck, l’armée prussienne s’emparait, en un tour de main, et sans plus de souci du qu’en dira-t-on, de toute la Suisse allemande. On prétend que le diplomate, si dénué qu’il fût de scrupules en matière d’usurpation, ne put se défendre d’un haut-le-corps et qu’il annota d’un triple point d’exclamation cette suggestion d’entreprise à la cavalière.

Mais Fustel de Coulanges ne garde-t-il pas lui-même un reste de l’ancien préjugé français, si favorable aux Allemands, lorsqu’il fait cette concession, qu’en agissant comme on l’a vu, « ces savans sont d’une sincérité parfaite » et que « leur imputer la moindre mauvaise foi serait les calomnier ? » Il n’a bien connu, il est vrai, que les historiens antérieurs à 1870. Dans le catalogue de vente des livres de sa bibliothèque, je crois bien n’avoir vu qu’un ouvrage d’auteur allemand qui soit entré, depuis la guerre, dans sa collection : c’est un ouvrage de Georges Waitz, l’historien médiéviste, qu’il plaçait à son rang, un rang élevé. Et il n’a pas assez vécu pour lire, s’il en avait eu le loisir, les écrits qui nous éclairent maintenant sur le degré de bonne foi de la science allemande au service de l’esprit prussien. Je ne parle pas de ce dernier manifeste, rédigé sans doute