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de ces rudes légendes helvétiques. Mais dès que les rôles exigeaient un peu de mesure et de tact scénique, on ne trouvait que l’emphase et le ridicule, une entière méconnaissance de l’art et de la graduation. Un autre soir, on avait fait venir, à grands frais, une prima donna de Dresde, qui devait, avec un programme de chansons, divertir l’hôtel. Elle apparut dans le grand hall, sortant de l’ascenseur, costumée avec une grâce vieillotte de joueuse de guitare du temps des Philistins. La tête couronnée de petites roses, comme les danseuses aux longues jupes pudiques des ballets de Meyerbeer, elle chanta des airs gais de Alt-Wien, puis des chansons de marche des armées de Blücher, lorsque, s’arrêtant un instant dans une gêne visible et comme si elle avait voulu implorer un pardon, elle fit un petit discours aux assistans pour leur demander la permission de débiter, cette fois, une ballade triste de la vieille Allemagne. Les dames étrangères se montrèrent ravies, mais d’un coin de la salle accaparé par quelques-uns de ces riches industriels allemands qui déshonoraient la Côte d’Azur, des protestations partirent. On autorisa pourtant la chanteuse à rappeler ces accens d’autrefois, où l’humble et poétique âme d’un peuple sympathique et pauvre exhalait sa plainte nostalgique. Mais lorsqu’elle voulut chanter une autre complainte, les parvenus s’indignèrent et réclamèrent des airs polissons des music halls de Berlin. Assez de mélancolie, assez de ritournelles ! Reniant leurs pères, ils étaient honteux de ce passé, et les nouvelles couches n’avaient plus assez de mépris pour ces rengaines sentimentales. Ce fait, constaté d’ailleurs un peu partout, est un grave symptôme. Il dénonce l’esprit de cette dernière Allemagne avant la guerre, cette « vierge folle » asservie par la Prusse, qui a déchiré ses parchemins et brisé sa lyre de Loreley...


Une des promenades favorites des étrangers était un château du vieux duc d’Altenstein, couché dans un parc d’une robuste beauté. Selon le désir du prince, — ce dernier romantique, qui y avait vécu avec sa tragédienne, — une vingtaine de jeunes filles, choisies parmi les plus jolies de la contrée, étaient chargées de donner des soins à ce domaine. Dispersées dans les vallonnemens des prairies, ces jardinières, vêtues des anciens costumes thuringiens, ratissaient avec zèle, ou bien elles portaient,