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vers la lumière et retombe, cet amour qui a cherché le ciel retombe aussi et se répand sur les hommes. La voie est unique : elle est étroite ; tous les saints n’ont pas été des mystiques, mais tous les grands mystiques ont été des saints. Ils ont vu l’Ineffable ; la condition que leur a dictée cet Ineffable pour se révéler à eux est toujours la même : se renoncer soi-même et servir son semblable. De plus, le mystique chrétien, celui qui a des visions, que voit-il ? qu’entend-il ? Il reste dans une certaine réalité, il ne fait que transposer dans une sphère idéale les opérations naturelles des sens. Son Dieu, pour se rendre sensible, prend une forme humaine : c’est une radieuse apparition : c’est la transfiguration du vrai. Il entend des voix, mais ce sont des voix intelligibles qui répondent à son amour et lui dictent ses devoirs. Sainte Thérèse voyait son Seigneur, Jeanne d’Arc entendait des voix, mais si elles avaient passé les portes du réel, du sensible, elles n’avaient fait que franchir les bornes de ce qu’il nous est permis d’apercevoir, en ce monde, de certitude et de beauté. Si nous ne voyons pas ce qu’elles voyaient, nous pouvons du moins le concevoir.

Il n’en va pas de même du mystique musulman. Là où le mystique chrétien, poussé par son élan intérieur, force les barrières derrière lesquelles il veut voir l’Etre éternel et parfait qui l’a créé à son image, le mystique musulman ne peut percevoir, à travers ses sens ne doit se représenter qu’un nom : Allah. Il cherche la vision, et il lui est interdit de voir. A cette vision impossible, défendue, supplée pour lui la sensation.

Sentir, sentir ce qu’on veut ; anéantir en soi les besoins ordinaires de la vie physique ; s’affranchir de la douleur en la niant, en la bravant, et se servir de cette douleur domptée qui tient lieu de vertu, qui se suffit, pour monter dans le ciel de l’extase, c’est l’idéal auquel peut facilement s’élever le malheureux. Dire à la pauvreté, à la souffrance : « Tu es un bien, » un bien sensuel, un bien charnel, un sujet d’orgueil, c’est être dès ce monde comme vainqueur de la nature et miraculé. C’est parvenir à une sorte de mysticisme de la chair, ce n’est plus offrir son corps en muet sacrifice au feu divin de l’âme, c’est au contraire en faire l’objet orgueilleux du miracle, et confondre en lui les lois ordinaires de la vie.

Nous verrons plus loin comment fonctionne ce mysticisme étrange. Voyons d’abord où il est né, cherchons si la source en